Comment Google contribue au rétrécissement du savoir

Logo LibéMerci à Eric Aeschimann d’avoir publié dans Libé ma tribune sur Internet et le rétrécissement du savoir (texte intégral ci-dessous).

Rebonds


Soi disant, Internet représenterait une chance pour le savoir humain. Google référence aujourd’hui plusieurs trillions de pages. Son objectif est de numériser tous les livres au prétexte pompeux que « le plan de numérisation permettra de rendre à nouveau accessibles des ouvrages épuisés et introuvables ».

Savoir potentiel n’est pas savoir réel

Mais comme personne n’a la possibilité physique de lire toutes ces pages – tout ceci ne constitue que le savoir disponible potentiel. La quantité réelle de savoir disponible ne peut être quantifiée que de façon statistique. Le Web est intéressant si le temps moyen passé par un internaute sur des pages contenant du savoir est important. Le savoir disponible, c’est la quantité moyenne de savoir à laquelle un internaute accède réellement – et non pas potentiellement – au cours d’une session, d’une journée, d’une vie, multipliée par le nombre d’internautes.

Or cette quantité de savoir réellement disponible, qui n’a d’ailleurs jamais été très élevée sur le Web, diminue structurellement de jour en jour, Google étant l’acteur majeur, bien que probablement involontaire, de ce rétrécissement.

Google crée du trafic, si possible sponsorisé, pas du savoir.

Les algorithmes de Google ont pour objectif final de maximiser le revenu obtenu en cliquant sur les liens sponsorisés. Pour ceci, Google se doit d’être pertinent dans ses résultats (sinon vous utiliserez un autre moteur) et dans ses propositions publicitaires (sinon le revenu de Google diminue).

Pour Google, la qualité des résultats est donc un moyen, non une fin. Ceci veut dire qu’un jour, nécessairement, apparaîtront, chez Google ou ailleurs, des techniques donnant des résultats moins pertinents mais plus rémunérateurs, à travers une probabilité accrue de clic sur un lien sponsorisé.

Google vous incite, en moyenne, à aller vers les pages les plus intéressantes pour les annonceurs, qui sont sa source de revenu. Le mécanisme avec lequel il y parvient est subtil, mais continûment amélioré car Google dispose d’un réservoir permanent et infini de statistiques. Il est capable presqu’instantanément de déterminer si tel ou tel changement d’algorithme conduit à plus ou moins de revenu. Conséquence: vous passez toujours de plus en plus de temps sur des pagés générant du revenu pour Google.

Google s’adresse avant tout au consommateur qui est en vous, pas à l’homme ou à la femme de savoir. Votre soif de savoir, si tant est qu’un tel terme ait un sens, c’est l’alibi qu’il vous sert, le leurre avec lequel il vous attire. Laissez passer quelques années et vous vous retrouverez tous à lire des blagues idiotes, échanger des messages insignifiants sur Facebook, acheter en ligne ou à taper le mot le plus recherché sur Internet, c’est-à-dire « sexe »: vous ferez comme comme tout le monde.

Google ne vous rend probablement pas idiot, comme certains articles récents, fort intéressants par ailleurs, l’ont prétendu, il vous rend consommateur – et la consommation n’est absolument pas corrélée avec le savoir.

Sur le plan comportemental, la distinction entre savoir théoriquement disponible et savoir réellement disponible est immense. Prenez un étudiant ou un chercheur.

En théorie, il lui suffit d’avoir accès à Internet pour avoir accès à toute la bibliographie dans son domaine.

En réalité, s’il va sur Internet, il rentre dans une entreprise de distraction, au sens premier du terme, qui est celui de détournement. Au bout de quelques minutes, il a toutes les chances de se retrouver à faire autre chose que de la recherche (lire la bourse, les résultats sportifs, chatter sur MSN…). Cette distraction permanente est à comparer à son comportement en bibliothèque, isolé, sans rien pouvoir faire d’autre, dans une cellule avec ses quelques livres – l’avantage de la bibliothèque physique sur Google : l’absence de distraction.

Que le savoir disponible réel sur Internet soit très faible pour des raisons qui tiennent au comportement, aucun doute là-dessus. Même les plus optimistes sont conscients qu’Internet est avant tout une source de distraction et de temps perdu – et toutes les entreprises qui ont étudié le comportement sur Internet de leurs employés le savent.

Qui plus est, ce savoir disponible diminue non seulement au sens comportemental mais au sens quantitatif du terme, comme le suggère le titre de ce billet. Et voici pourquoi.

Une page qui contient de la pub sur Internet est « probablement » peu intéressante – l’éditeur du site de ces pages n’a pas pour objectif d’augmenter votre connaissance, mais de vous faire cliquer sur un lien sponsorisé. Une page sans pub a plus de chance d’être intéressante, au sens du savoir. Au moins, l’auteur a-t-il publié une information de façon désintéressée. La quantité de savoir disponible est corrélée au pourcentage du nombre de pages Web qui ne sont pas financées par la pub.

Or Google et toutes les entreprises qui vivent du Web orientent vos recherches pour que ce pourcentage diminue – essayez d’évaluer le pourcentage de pages sans publicité lorsque vous allez sur le Web. Ce pourcentage est réellement très, très faible. (Il est même possible que d’ici une heure, ce blog soit le seul espace consacré au savoir que vous aurez visité : profitez-en).

Dans son dernier ouvrage, Une rencontre, Milan Kundera évoque la fin de l’illusion cinématographique. Né il y a 100 ans. Le cinéma qui promettait, le nouveau moyen d’expression culturel (sans même parler du cinéma en tant que nouvelle forme artistique) a aujourd’hui presque totalement disparu. Il est devenu un des principaux vecteurs de l’abêtissement général.

Internet: le début d’une illusion.

(11) commentaires pour "Comment Google contribue au rétrécissement du savoir"

  1. bookmark from diigo 10/01/2009 | Relation, transformation, partage

    […] technologies nouvelles pour impliquer le “spectateur” dans l’appréhension d’une situation.Comment Google contribue au rétrécissement du savoirtags: googleSavoir potentiel n’est pas savoir réelMais comme personne n’a la possibilité […]

  2. Bonjour,
    J’ai lu votre article sur Libération-Ecrans, et voudrais vous faire part de mon expérience personnelle, qui est en corrélation avec ce que vous avez écrit. J’ai été retenue comme rédactrice pour un site en ligne, qui se veut un site de savoir. La rédaction est rémunérée au clic.
    Je pensais qu’il s’agissait de clics sur mes articles, mais je me trompais. Il s’agit de clics sur les publicités que Google va afficher sur les pages de mes articles, ce qui parait complètement pervers, pour de multiples raisons, en particulier celle qui suit.
    Imaginons que je traite d’un article expliquant comment l’on peut faire de petites cultures bio sans pesticides, que risque d’afficher Google en face? Des publicités pour pesticides, puisque “pesticides” sera le mot clé…
    Ce n’est qu’un exemple de la bêtise de ce type de rédaction. On pourrait aussi citer le formatage extrême demandé par le site à ses rédacteurs, visant à ce que les pages soient référencées le mieux possible par Google, bien évidemment.
    Je suis très heureuse que votre article ait été publié car il va me servir à me défaire de ce contrat de rédactrice, en produisant des arguments parfaitement pertinents. Merci beaucoup. Je n’ai nulle envie de contribuer à accroître l’abêtissement général, et en outre, me faire exploiter financièrement.

  3. TheWeeklyBest #6 > La sélection des Aaaliens /-) | Owni.fr

    […] Comment Google contribue au rétrécissement du savoir […]

  4. Sur RFI, ce soir, à 19h15

    […] Pour parler de Google et du rétrécissement du savoir… […]

  5. Alexandra, plate-forme d’enseignement vidéo / PowerPoint et pdf en ligne

    […] de tout ce qui se fait aujourd’hui sur Internet au niveau du modèle économique (pour moi, la publicité nuit à la transmission du savoir, nous n’avons surtout pas voulu aller vers un modèle gratuit, financé par la […]

  6. Comment l’IPAD contribue au rétrécissement du savoir

    […] termes que ceux que j’ai utilisés dans ma tribune parue dans Libération : » Comment Google contribue au rétrécissement du savoir« . « En réalité, celui qui va sur Internet rentre dans une entreprise de […]

  7. Il n’y aura pas de publicité sur Alexandra

    […] contribue ainsi au rétrécissement du savoir, comme je l’ai écrit dans une tribune parue dans Libé l’année dernière. Il y contribue d’une façon très profonde car inconsciente (voire paradoxale) et toujours […]

  8. Dans la Silicon Valley, les geeks paient très cher pour envoyer leurs enfants dans des écoles sans aucun ordinateur.

    […] souvent abordé ce sujet dans ce blog et je vous renvoie à deux de mes précédents billets sur Google ou sur l’IPAD et le rétrécissement du […]

  9. Ecole numérique, année zéro.

    […] déjà mobiles. Ils pourront être utilisés pour le meilleur (l’éducation) ou pour le pire (rétrécir le savoir, divertir, […]

  10. Filtrer les publicités à l’école avec une freebox.

    […] La lutte contre les signes religieux est un combat quotidien. Google a fait tomber depuis 10 ans la barrière publicitaire puisque les écoles financent aujourd’hui des ordinateurs pour que les élèves y reçoivent de la pub. les sites présentant des bannières publicitaires devraient être interdits ou filtrés, car ils détournent du savoir. […]

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