Décliner “la théorie de la Justice” en politique éducative : le besoin de nouvelles métriques pour l’école

L’œuvre maîtresse de Rawls, « La théorie de la Justice »  est relativement  peu connue du grand public mais semble avoir grandement influencé notre nouveau Président[1].

J’essaie dans ce billet de mettre en évidence les liens qui relient les conceptions de Rawls aux politiques éducatives modernes, prônées par des organismes tels que l’OCDE, Terra Nova[2] ou mises en place depuis une trentaine d’années au sein de l’Education Nationale.

 

Qu’est-ce que le libéralisme Rawlsien ?

« Mon objectif, explique John Rawls au début de sa  « théorie de la justice », est d’élaborer une théorie de la justice qui remplace ces doctrines : l’utilitarisme et l’intuitionnisme ».

Rawls part d’une position dite originelle. Il imagine les citoyens placés sous un voile d’ignorance : les citoyens sont certes adultes mais ne connaissent pas leur position future dans la société, leur statut, la classe sociale à laquelle ils vont appartenir. Ils doivent alors se mettre d’accord sur des principes, admissibles par tous, qui régiront cette société. Rawls « démontre[3] » que les trois principes sur lesquels les citoyens doivent se mettre d’accord sont les suivants[4] :

Premier principe (libertés): les citoyens doivent tous avoir accès au maximum de libertés de base (ou de « biens primaires » – les biens que tout homme normal désire et est en droit d’obtenir – par exemple, la nourriture)

Second principe (droits “réels”) : Si des inégalités existent, elles ne doivent pas nuire à l’égalité des chances.

Troisième principe (dit principe de différence “maximin”) : si des inégalités existent, elles doivent maximiser le niveau de vie des plus faibles.

Le troisième principe et le problème du salaire maximum

Actualité électorale exige, je vais commencer par l’explication de ce troisième principe et montrer les différences entre le « social-libéralisme » de Rawls et le libéralisme (ou l’utilitarisme). Rawls ne cherche pas à supprimer les inégalités, mais à les utiliser pour maximiser la position des plus faibles[5].

Si l’impôt est conçu pour que tous les citoyens gagnent la même chose, il est évident que les citoyens les plus « productifs » (entrepreneurs, industriels, chercheurs…) sont découragés et cessent de produire – ou partent à l’étranger. Du coup, la richesse générale diminue et si le niveau de production est trop bas, le niveau de vie du citoyen le moins favorisé baisse. Ce débat, c’est celui du salaire maximum. Pour Rawls, on peut fixer un salaire maximum, mais celui-ci doit être suffisamment élevé pour que les forces productives gardent l’essentiel de leur motivation, la redistribution de richesse ayant des effets sur les plus pauvres supérieurs à la baisse de la production qui s’ensuit. Les mesures proposées en 2012 par le candidat Hollande, puis abandonnées par le Président, les mesures proposées en 2017 par le candidat Mélenchon sont toutes compatibles avec le modèle libéral Rawlsien.

A l’inverse, un utilitariste (ou un libéral) « pur » va avoir comme but unique d’augmenter la richesse totale  et va donc tolérer toutes les inégalités de richesse créés par le marché.

L’articulation des trois principes dans le social-libéralisme moderne

Le point clé qui régit les trois principes, c’est qu’ils doivent s’entendre dans l’ordre, le premier étant prioritaire sur le deuxième, lui-même prioritaire sur le troisième. Les deux premiers principes ont trait aux libertés et aux droits, seul le troisième principe a trait à l’économie et c’est ce qui fait de Rawls, au fond, un penseur « de gauche » – ou social. Aucun gain économique ne peut être justifié au détriment d’une liberté fondamentale. Aucun gain économique ne peut être justifié au détriment du principe d’égalité des chances.

Ce qui fait de Rawls un penseur libéral, c’est que, une fois ces principes établis[6], ils régissent toute la société selon une logique procédurale pure. Ils constituent l’état du droit sur lequel la société est fondée. Le marché est un des aspects de la société ainsi définie. Il tolère des inégalités « justes » – Rawls qualifie ainsi toute inégalité qui permet de faire monter le niveau de vie du plus pauvre.

Reproduction et mérite: de Bourdieu à Rawls

L’œuvre moderne qui a eu le plus d’impact sur l’école française depuis une trentaine d’années est celle de Bourdieu. Pour Bourdieu, l’école n’est qu’une production sociale, un mythe qui, sous couvert de sélectionner « les meilleurs », permet la reproduction des classes sociales dominantes tout en donnant à cette reproduction un semblant de rationalité. L’école n’est pas le lieu de la transmission du savoir, mais transmet de simples codes qui sont les codes des classes culturelles dominantes.

Cette théorie est à la fois brillante et absurde. A moins de considérer que la rotation de la terre autour du soleil soit aussi une « production du social »[11], il est prouvé qu’en matière de sciences au moins, c’est un savoir de nature non relative que l’école transmet aux élèves et il est évident, même si toute démonstration rigoureuse est impossible, qu’un savoir est transmis aussi dans les Humanités, même si ce savoir est forcément mélangé à des codes.  La théorie de la « reproduction » de Bourdieu, relayée par ses innombrables disciples, est en grande partie responsable de l’effondrement actuel de l’école et de sa profonde crise morale. S’il s’agit simplement de transmettre des codes permettant à une forme aristocratique de reproduction de s’accomplir, quelle est alors l’utilité réelle du professeur ? Crise des vocations. Et où trouver le mérite de l’élève, si tout bon élève n’est que l’« héritier culturel »  des codes de sa classe sociale[12] ? Crise des diplômes.

La position de Rawls est très différente de celle de Bourdieu, mais compatible avec sa théorie de la reproduction. Rawls ne déconstruit pas la notion de savoir mais uniquement celle de mérite. Pour lui, l’intelligence, comme la richesse héritée, sont des attributs reçus à la naissance, une chance – et non un mérite. Rawls reconnaît aussi que le goût pour l’école, pour le travail intellectuel dépendent profondément du milieu familial et que donc même les efforts des élèves habituellement qualifiés de « méritants » sont, pour une très large part, la résultante de l’environnement et non pas d’un mérite personnel. C’est à ma connaissance le seul penseur libéral à avoir une pleine lucidité sur le sujet. Le mérite, pour Rawls est donc largement attaché aux conditions initiales du sujet, donc à la chance.

Le principe de différence “maximin” en matière éducative : une perversion de la philosophie Rawlsienne.

On a vu depuis 30 ans apparaître dans l’école française une sorte de notion « maximin » éducative, qui, bien qu’elle n’ait jamais été théorisée par Rawls correspond bien à l’application du troisième principe dit “principe de différence” appliqué au niveau des élèves. Dans une très large part, les réformes menées depuis 30 ans ont eu pour objectif plus ou moins affiché de maximiser le niveau de l’élève le plus faible. Nombreux sont les enseignants qui reçoivent cette « consigne » en inspection. François Dubet préconise[13] que les connaissances à acquérir au collège soient définies «en fonction de ce que doit savoir le plus faible des élèves » et cette philosophie ressort aussi de diverses publications de Terra Nova, lobby de réflexion libéral de gauche qui a inspiré les dernières réformes de l’Education Nationale – et en particulier la Réforme du collège.

Il est important de noter, une fois pour toutes, que ce « principe” éducatif ne repose, à la différence du principe économique, sur aucune base théorique solide.

L’éducation est un point très important dans l’œuvre de Rawls car elle doit garantir au citoyen l’égalité des chances et l’accès juste aux positions (principe n°2 voir plus haut). Cependant, Rawls ne fait, à aucun moment appel à un quelconque principe « maximin » en matière scolaire.

En effet, un tel principe est, sur le plan théorique, une absurdité. La pertinence du principe de différence en matière économique est liée au fait que, la production n’étant pas infinie, il faut la répartir de façon équitable et « partager le gâteau ». Ce que les pauvres obtiennent, les plus riches ne l’auront pas.

Or, en matière de niveau, ou de savoir, rien[14] ne s’oppose à ce que le moins favorisé reçoive le même savoir, développe les mêmes compétences, que le plus favorisé. La nature du savoir est logicielle. Comme vos fichiers musicaux, il peut être dupliqué à l’infini (avec la différence notable que copier un fichier prend quelques secondes, alors que le processus de transmission du savoir s’étale sur une vingtaine d’années).

Dans la mesure où “rien” n’est pris aux élèves les plus faibles,  le principe utilitariste, qui consiste à faire tout simplement monter le niveau moyen des élèves, est mieux fondé en justice que sa perversion « Rawlsienne » [15].

En philosophie Rawlsienne, les droits fondamentaux des élèves les plus doués (quelle qu’en soit la raison) sont de fait violés par l’application du principe « maximin » à l’école. On empêche aujourd’hui beaucoup d’enfants de progresser librement et de développer leurs capacités intellectuelles en les bridant. Or, pour Rawls, ces droits tiennent des principes numéro 1 et 2, qui sont absolument prioritaires sur le principe « maximin ». L’application de la théorie du développement du niveau plus faible est donc en complète contradiction avec la construction Rawlsienne.

Non seulement on nuit aux droits fondamentaux des élèves les plus doués, mais cette nuisance ne profite probablement en rien aux élèves les moins doués. L’argument du niveau du plus faible permet simplement aujourd’hui à l’Education Nationale de justifier la baisse dramatique du niveau scolaire, dans l’absolu et comparativement aux autres pays, que subit le pays depuis trente ans. L’école de « la réussite pour tous les élèves » est devenue progressivement l’école de l’ignorance pour tous.

Changer la métrique scolaire : la création du citoyen et du “meilleur élève possible” 

En matière scolaire, le seul objectif quantitatif de l’Education Nationale devrait être de faire monter le niveau moyen des élèves et de permettre, dans la mesure du possible, à chaque élève d’atteindre 1) le niveau scolaire minimal permettant sa participation éclairée en tant que citoyen à notre société (en vertu du principe n°2 de Rawls qu’on pourrait ici renommer « principe d’émancipation » puis 2) son niveau maximum, son « potentiel scolaire » (principe n°3 de Rawls appliqué à l’éducation).

Seul ce double objectif est compatible avec les conceptions de Rawls et il n’a rien à voir avec les objectifs passés – l’augmentation du niveau du plus faible. Si ces objectifs étaient inscrits dans la loi, on pourrait s’en servir pour, réellement et non plus en paroles, commencer à refonder l’école.

Le but de l’école française doit être de faire de tous les citoyens des “héritiers”, au sens où l’entendait Bourdieu.

Les outils d’évaluation continue par les données que nous développons depuis cinq ans chez Speechi ont pour objectif de mettre à disposition des enseignants, des écoles, des rectorats et du Ministre les données leur permettant d’orienter, au niveau de chaque élève comme au niveau national, leur politique éducative.

 


 

 

 

 

 

[1] http://www.liberation.fr/france/2012/06/03/olivier-ferrand-poil-a-gratter_823292

[2] http://theconversation.com/quest-ce-que-le-liberalisme-egalitaire-comprendre-la-philosophie-de-macron-76808

[3] Je juge pour ma part que Rawls échoue dans sa démonstration. Celle-ci prend plusieurs centaines de pages et n’est pas l’objet de cet article. Je vous renvoie à son livre directement pour les détails de cette « démonstration », géniale sous de nombreux aspects. Toutes les explications que j’ai pu en lire sont en effet plus complexes ou moins convaincantes que l’exposé original.

[4][4] En fait, Rawls énonce deux principes, contenant trois clauses. Pour simplifier mon exposé, je les présente sous la forme de trois principes. Cette présentation ne nuit en rien aux réflexions que contient ce billet.

[5] On parle, en mathématiques, d’une optimisation « maximin ».

[6] Rawls passe des centaines de pages à construire puis à « démontrer » ces principes. Rappelons qu’il a pour objectif une démarche non intuitionniste.

[11] Voir par exemple https://www.speechi.net/fr/2013/12/03/pourquoi-le-niveau-baisse-cest-la-faute-a-bourdieu/

[12]  Selon Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Marie Le Guen, interviewés sur la réforme du collège, , Les élèves qui choisissent l’option latin-grec sont  les « sachants »dont les parents auraient les « codes » nécessaires pour favoriser la réussite scolaire et reproduire leur position sociale. La preuve ? ces élèves constituent bien « les 20% qui réussissent » !

[13] Le 16/06/2001 au Forum des États Généraux de l’Écologie Politique) http://www.humanite.fr/node/314535

[14] Hors peut être la nature (les dons) et la naissance (le milieu social)

[15] Je mets “Rawlsienne” entre guillemets car ce sont les Rawlsiens, et nullement Rawls, qui invoquent le principe du maximin en matière scolaire.

(1) commentaires pour "Décliner “la théorie de la Justice” en politique éducative : le besoin de nouvelles métriques pour l’école"

  1. Votre analyse à mon sens comporte deux failles dialectiques. L’une concerne le temps et l’autre la diversité.
    Le premier aspect qui se base sur les classements internationaux compare en fait des éléments moyen et sans pondération temporelle, culturelle et en matière de risques sur le futur.
    Le premier aspect, le temps a pour objet de mettre en perspective la plus ou moins grande disponibilité individuelle des apprenants à intégrer à certaines périodes certain concepts. En outre selon le cadre culturel les concepts fondateurs de l’acquisition de connaissance ont une plus ou moins grande priorité, ce qui fait que ces concept sont temporellement hiérarchisés. En outre les connaissances ne sont pas figées et les voies d’acquisitions peuvent être différentes, par la pratique, par l’apprentissage, par un mixte des deux et ces séquences ne sont pas nécessairement séquentiellement équivalentes.
    Le second aspect est celui de la diversité des potentiels qui sont du faits des facteurs génétiques et phylogénétiques, des cadres culturels, de l’environnement familial extrêmement variés sans que cette variété comporte des hiérarchie de valeurs si ce n’est la qualité intrinsèque du résultat obtenu comme une contribution à la réussite globale.
    Par conséquent il est nécessaire d’intégrer dans la formation une dynamique permanente qui élimine les risques de faire bénéficier à certains en petit nombre des acquis créés par des améliorations individuelle et comme vous le souligner de ne pas décourager par une trop grande uniformité les actions de gestion et de créativité.
    Une approche d’analyse des risques et bénéfices peut permettre d’en cerner les contours.

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