Kasparov, l’intelligence humaine et la révolution numérique.

Dans un long article (“Le grand-maître et l’ordinateur), Kasparov évoque l’histoire de la performance de l’ordinateur face à l’Homme.

Le moment où les ordinateurs ont dépassé la performance humaine au jeu d’échecs (quelque part entre 1994 et 2004) marque pour moi de façon très précise le début de la révolution numérique. En effet, le jeu d’échecs a été considéré historiquement comme le symbole de l’activité intellectuelle inaccessible à une machine et réservée à l’Homme (voir Ce que le joueur d’échecs d’Edgar Poe nous apprend sur la révolution numérique).

La révolution numérique démarre précisément au moment où la distinction entre intelligence de la machine et intelligence humaine se réduit et perd, progressivement, toute signification. Kasparov, qui possède bien entendu une connaissance inégalable du jeu d’échecs, fait une remarque intéressante: lors des compétitions, un joueur moyen aux échecs mais maîtraisant parfaitement l’ordinateur chargé de l’aider obtient des résultats bien supérieurs au grand maître (lui aussi est assisté par l’ordinateur mais ne maîtrise pas la science lui permettant d’utliser à plein le potentiel de l’informatique).

Ce genre de constatation nous montre bien comment la révolution numérique en cours va orienter toute la recherche scientifique et toute les évolutions industrielles. Ainsi, comme le montre le prix Nobel de Chimie 2013, le meilleur chimiste de demain n’est plus celui qui invente un nouveau modèle, une nouvelle théorie, celui qui a la meilleure compréhension des mécanismes moléculaires, mais bien celui qui développe la meilleure implémentation d’un algorithme (qui permet de tester plus de réactions), le meilleur programme d’analyse des résultats (qui permet, parmi des milliards de molécules créées, de déterminer rapidement lesquelles sont intéressantes, peu coûteuses à fabriquer, ayant certaines propriétés, etc…).

L’article de Kasparov est intéressant aussi par ses manques et ses erreurs naïves. Kasparov rêve d’un programme de recherche qui développerait un programme “capable de battre l’être humain non pas en pensant comme un machine, mais comme un être humain”. Ce besoin de marquer une différence de nature entre l’intelligence humaine et celle de la machine relève, de façon ultime d’un narcissisme infondé. Développer un programme qui pense comme un être humain n’a pas vraiment de sens, parce que les êtres humains pensent en fait comme des machines – je vous conseille à ce sujet l’excellent livre de Ray Kurzweil “Comment créer un cerveau“, qui montre sur quels principes des machines ayant une intelligence généraliste, comparable au cerveau humain, vont être construites dans les prochaines années.

(Pour ceux qui doutent, cette affirmation n’est pas une affirmation scientiste “à la Auguste Comte” qui résulterait d’une confiance irraisonnée dans les possibilités de la science. De fait, les principes régissant les cerveaux informatiques existent déjà et même sans découverte théorique, les algorithmes actuels dépasseront l’intelligence humaine dès lors qu’ils auront été implémentés sur des machines rendues plus puissantes du fait de la loi de Moore, dans au plus 20 à 30 ans. Kasparov est battu aujourd’hui pas des ordinateurs à 50 dollars alors que l’ordinateur Big Blue, qui l’a battu il y a 15 ans, valait plusieurs dizaines de millions de dollars).

Freud parle des trois blessures narcissiques que la science a infligées à l’humanité. La révolution copernicienne sort l’homme du centre de l’univers, la révolution darwinienne en fait une espèce animale fruit de l’évolution comme les autres, la révolution freudienne montre que l’homme n’est jamais maître à son propre bord. Il faut maintenant en rajouter une quatrième, la révolution numérique, qui enlève sa spécificité à l’intelligence humaine.

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