Les TICE aux Pays des Merveilles

Je me suis “coltiné” à peu près 50% du rapport Fourgous ces dernières semaines – j’emploie le mot “coltiné” pour rester poli, tellement ce rapport est indigeste.

Je dois être une des seules personnes au monde à en avoir lu presque la moitié, je vous assure que ça tient de l’exploit, c’est ma performance du mois, un peu comme si j’avais couru un 100 m en 10 secondes ou si j’étais resté 6 mn sous l’eau sans respirer. D’ailleurs, c’est un peu ce que je ressentais à la lecture des phrases du rapport: “est-ce que je vais tenir jusqu’à la fin sans mourir (d’ennui) ?”.

L’histoire retiendra donc qu’Einstein a changé l’histoire de la physique avec un papier de 10 pages mais que Fourgous n’a rien changé du tout avec un pavé de 326 pages. Comme quoi, avant de s’intéresser aux TICE, un peu de bonne vieille instruction classique ne nuit jamais et aurait peut être permis au(x) rédacteur(s) d’apprécier les mérites de la concision et de la clarté. (Je sais, cher lecteur, tu penses toi aussi que l’introduction de ce billet est bien trop longue ! Pourtant tu vas poursuivre sa lecture le sourire aux lèvres – et crois moi, tu apprendras bien plus en lisant ces quelques lignes qu’en consultant le rapport Fourgous, même si, à ton grand regret, leur auteur n’est pas non plus Einstein !).

J’ai parlé dans un précédent billet des problèmes de forme et des consternants lieux communs qui émaillent le rapport et le site Web de la mission:

“Toute la société arrive à l’ère numérique (Quelle perspicacité !). La communication se fait instantanée (Oui, c’est vrai depuis l’invention de la radio, il y a grosso modo un bon siècle) . Les fenêtres s’ouvrent sur le monde entier (Et en plus il fait -5° dehors, c’est donc pour ça qu’il fait si froid dans mon bureau ce soir !) … Le numérique est un démultiplicateur de la productivité, des échanges et surtout un démultiplicateur des apprentissages. (Je n’ai rien vu d’aussi beau depuis la multiplication des petits pains. Mon Dieu, pardonnez-moi pour le côté finalement si irrévérencieux de ce billet. Je n’ai pas pu me retenir, une fois de plus. Je me suis encore laissé aller. Pardon, pardon, pardon !)”

Mais je ne voudrais pas m’attarder sur ces problèmes de forme (tu le regrettes, cher lecteur, car j’aurais pu continuer ainsi pendant des dizaines de pages, toutes plus croustillantes les unes que les autres – le rapport est une sorte de Bouvard et Pécuchet des TICE).

Je vais donc te parler simplement des trois problèmes de fond, cher lecteur.

1. Les prémisses de l’analyse sont fausses. Partant, ce rapport ne présente pratiquement aucune information utile pour l’utilisation des TICE à l’école.

Il y a pourtant des centaines de pages d’études diverses et variées, toutes aussi peu pertinentes les unes que les autres. Une sorte de compilation dont la réflexion est presque totalement absente, au point qu’on pourrait croire que cette partie a été écrite par un programme (mais les auteurs n’ont sans doute pas une maîtrise suffisante des TICE pour que cette hypothèse soit crédible). Beaucoup d’erreurs factuelles aussi, ce qui n’est pas forcément si grave, mais surtout, autant que j’ai pu en juger sur les sujets où j’ai une compétence, une ignorance crasse et de nombreux biais, dont je reparlerai.

C’est dans le résumé du rapport que vous voyez le mieux le point de vue complètement biaisé de la mission Fourgous.

Cette brochure “de synthèse” (sic !), à la mise en page splendide (au moins les graphistes du rapport, à défaut des auteurs, auront-ils eu du talent !), confond savoir et satisfaction (en vrac, satisfaction des élèves, des parents, du corps enseignant, tous mélangés dans une joyeuse ronde d’acteurs béatement satisfaits par l’utilisation des TICE dans la merveilleuse ville d’Elancourt.

Absolument aucune analyse réelle du niveau (avant / après / comparé) des élèves, juste leur fameux “ressenti”, mélangé à “l’impression des professeurs” et au “vécu des parents” (les termes employés font penser à la Star’Ac, est-ce volontaire ?). Bref, il FAUT utiliser les TICE parce qu’elles satisfont (page 8) “les élèves, les parents, les professeurs”.

Problème: la satisfaction de l’élève n’est pas l’objectif de l’école.
Les objectifs prioritaires de l’école : la transmission du savoir et la transformation de l’élève en citoyen. C’est selon ces deux critères qu’on doit évaluer l’intérêt des TICE à l’école, et surtout leur rapport qualité/prix. Dépenser des milliards pour “satisfaire” le monde éducatif, c’est du gaspillage pur et simple. (Il est évidemment nécessaire d’intéresser l’élève pour qu’il apprenne mieux, il est nécessaire de rassurer les parents, il est nécessaire de valoriser les professeurs. Mais ces éléments sont des moyens, non des fins.)

Il faudra bien un jour, il faut dès maintenant, évaluer les TICE à l’aune de la pure performance scolaire (voir mes billets sur l’évaluation aléatoire).

Si le rapport se refuse non seulement à le faire, mais même à évoquer ce point, c’est parce qu’il est biaisé dès le départ car

2. Le lobbying industriel perce derrière l’analyse

A certains égards, ce rapport présente un côté publicitaire. En tant que Directeur de Speechi, j’aurais probablement accepté de financer le contenu de certaines pages tellement elles servent nos intérêts de vendeurs de tableaux interactifs.

Vous verrez par exemple (page 5) une superbe image d’un tableau interactif (malheureusement concurrent !). Cette image est magnifiquement retravaillée et détourée à tel point qu’elle perd tout caractère informatif et n’est plus qu’une sorte de mise en valeur. Problème: ce que je tolère dans une brochure de pub, je ne l’admets pas dans un rapport parlementaire.

De même, l’opinion des acteurs est présentée d’une façon totalement tendancieuse (Fourgous dans le monde des TICE, c’est Alice au pays des merveilles, en bien plus merveilleux encore !). Ainsi :

“Tous les enseignants veulent rester à Elancourt… Les témoignages sont unanimes… Toutes les expériences s’avèrent très positives”.

La réalité du terrain : aujourd’hui, en gros 1/3 des enseignants sont moteurs, 1/3 s’y mettent petit à petit et 1/3 sont réfractaires aux TICE (ce qui, à mon avis, est leur droit. Le meilleur professeur d’histoire que j’ai eu n’utilisait même pas de craie).

Un parti-pris “pro-Tice”, une mise en valeur exagérée et biaisée de leur usage ainsi que, probablement, la préparation du terrain au bénéfice de certains industriels: voilà donc pour moi le deuxième défaut de ce rapport.

3. Le modèle du Royaume-Uni, synthèse des biais du rapport.

Il faut aussi mentionner la fascination pour le modèle anglais.

“Le gouvernement britannique n’impose ni directive technique, ni directive organisationnelle, il donne une grande flexibilité aux collectivités et aux établissements, cette souplesse fait partie des forces du Royaume-Uni.

Au Royaume-Uni, le chef d’établissement dirige son établissement comme une entreprise. Il recrute ses enseignants et les évalue.

L’établissement dispose d’une très large autonomie dans son fonctionnement quotidien, ses objectifs, ses inscriptions et dans sa recherche de mécènes.

Cette approche « libérale » permet la création et la pérennisation d’emploi.

Et tout ça c’est évidemment très bien, parce que l’intérêt industriel suit… Le Royaume-Uni est le pays le plus équipé en tableaux interactifs et, bien évidemment,

“le privé a toute sa place pour participer à l’amélioration des moyens mis à disposition du système éducatif.”

(La réalité du secteur éducatif anglais est pour moi très différente. Le Royaume-Uni est le pays où l’enseignement a été le plus désorganisé dans les 10 dernières années, suite aux réformes de Tony Blair. Mises en concurrence, les écoles se doivent, pour attirer les élèves, d’afficher des « signes extérieurs» de capital scolaire à défaut d’en posséder toujours. On a remplacé l’objectif éducatif par l’apparence, par la vitrine commerciale, symbolisée par le TBI).

Tenter de rapprocher l’école du monde économique n’est pas critiquable en soi. Le problème, c’est que ce discours masque souvent simplement la volonté d’utiliser l’école pour servir des intérêts économiques. L’école n’est alors plus qu’un marché. Elèves, professeurs et parents ne sont plus des citoyens mais des consommateurs.

Les TICE, au sens où les conçoit Fourgous: la fin de l’école telle que nous la concevons.

(21) commentaires pour "Les TICE aux Pays des Merveilles"

  1. La première présentation PowerPoint / The very first PowerPoint presentation.

    […] vous avais déjà donné une présentation PowerPoint “historique” (L’Appel du 18 juin), mais, ne reculant devant rien, je vous fais découvrir (l’ancêtre de) la première […]

  2. Moi-même professeur d’Histoire Géographie, je trouve ta critique un peu simple et facile.
    Bien au contraire, je trouve que ce rapport met le doigt sur des faits incontestables : à l’heure où plus aucun géographe n’utilise de carte papier, nous en sommes encore à demander à nos élèves de faire du coloriage sur des cartes, en vue du bac : comment les former aux métiers qui les attendent si l’école ne se réforme pas ? J’ai personnellement lu le rapport et notamment la partie 3. Ce que dit Fourgous est essentiel : les Tice sont non seulement un moyen de faire en sortes que nos élèves trouvent un job (et soient formés à des métiers qui n’existent pour la majorité, pas encore) mais en plus des outils capables de faire évoluer notre pédagogie qui date des années 50 (pour rester gentil !). Malheureusement, beaucoup de collègues restent avec leur tableau noir (vert ou velleda) et refusent obstinément les ordinateurs : alors oui, la partie 3 leur montre tout ce que les Tice peuvent apporter aux élèves et peuvent leur apporter en tant qu’enseignant. Oui, il est nécessaire de le marteler : l’école a besoin de se bouger. Il y en a marre : elle tourne le dos à la société depuis des lustres : bougeons-nous ! Remettons-nous en question ! Osons faire évoluer notre pédagogie ! Osons faire bouger l’école pour la rendre motivante et performante!

    • @Maxime

      Très franchement, je n’aime pas plus la partie 3 que le reste. J’y vois :

      1) une accumulation de données peu pertinentes, voire comiques.

      Par exemple, p.130: “L’indice du bonheur d’une population tient en partie à son pouvoir d’achat et au PIB du pays.” (!)… “Cependant, même si l’indice du bonheur s’améliore, les Français se caractérisent par une faible confiance dans l’avenir, par une forme de fatalisme ainsi que par une défiance prononcée envers les institutions” (Quel rapport avec la choucroute ? Que veut-dire l’auteur ? Que les TICE sont la pilule du bonheur universel ?)

      2) la préparation du terrain pour des industriels positionnés autour du thème des “ressources” puisque (p. 9) : “les études montrent que les enseignants utilisent peu les ressources mises à leur disposition et notamment très peu celles émanant du secteur privé.

      Sur le reste et d’après mon expérience, il ne faut pas imposer la méthode. Certains enseignants resteront réfractaires, ce n’est pas grave du tout. Je pense que Vincent est assez dans le vrai, même si cela est assez frustrant pour lui. Il faut juste former les enseignants et les laisser faire. Je vois ça de l’extérieur et j’ai l’impression que le dynamisme des enseignants est beaucoup plus fort que ce qu’on pense.

  3. Bon, je redeviens sérieux.
    En effet, pour ma part, dans le primaire, je me retrouve souvent confronté à un rejet des collègues quant au TBI et l’utilisation des ordinateurs. J’ai été remplacé plusieurs fois cette année et malgré tous mes efforts (prise de contatc préliminaire, rédaction d’un très court mode d’emploi…), les remplaçants n’ont même pas daigné allumer le TBI !
    Je persiste à le dire : le principal frein à toute inovation, en particulier dans le domaine de la pédagogie, n’est pas l’élève, mais l’adulte !
    Peut-être que si la formation des enseignants était réellement orientée sur cet aspect…

  4. L’usage du TBI: une amélioration des résultats des élèves

    […] thèse est la même que celle que j’ai dénoncée dans ma critique du rapport Fourgous – mais au moins les études « prouvant»  l’intérêt pédagogique […]

  5. Fourgous est plus intelligent que son rapport, Speechi à Rennes et des excuses.

    […] suis à peu près en phase avec les arguments et les exemples employés, mais je trouve qu’il y a une contradiction inhérente à […]

  6. Propagande en deçà des Alpes, information au delà.

    […] donne le rapport Fourgous (ma critique de ce rapport) ou des pages de l’agence des usages TICE, qui présentent juste les points positifs de […]

  7. Les tableaux interactifs sont-ils utiles à l’enseignement ?

    […] j’ai pu lire à ce jour, qui synthétise l’ensemble des critiques circonstancielles que j’ai pu faire dans ce blog sur l’implantation du TBI dans les écoles, à […]

  8. Speechi + Aristote = Alexandra

    […] Mais ce que j’avais constaté à l’époque, ce que je constate toujours aujourd’hui, c’est que dans la plupart des cas, la technologie, de par sa complexité, est un frein, pas un avantage. Et il ne me paraît pas évident que les efforts de ceux qui prônent l’avènement de nouvelles méthodes pédagogiques (évidemment révolutionnaires) soient couronnés de succès – ceux qui suivent ce blog connaissent mon opinion là-dessus. […]

  9. Un tableau interactif qui permet de continuer à travailler avec la craie (le bon sens et la technologie)

    […] Qui plus est, la craie a largement fait ses preuves, ce qui n’est pas encore le cas du TBI. […]

  10. Bien d’accord sur tout.La technoscience n’a pour moi d’intérêt que si elle procure à la société une réele avancée su le plan social. Par exemple, pouvoir opérer un malade depuis l’autre but de la planète justifie les moyens technologiques nécessaires (à condition que tout le monde y ait droit)…en revanche, la chirurgie esthétique de confort n’apporte rien socialement parlant.
    Aussi, quand on m’aura démontré qu’avec les TICE les élèves apprennent mieux, sont plus autonomes, plus compétents, plus épanouis, je réviserai alors mon opinion. En attendant, il s’agit d’une course en avant pour faire croire qu’une fois de plus, la technologie va nous sauver. Et bien moi, je vous le dis : les TICE rendent idiot. les TICE sont les outils du capitalisme pour que les entreprises fourguent un maximum de matériel au système éducatif et aux citoyens en les rendant dépendants et captifs. Les TICE finiront par supprimer les profs qui coûtent si cher… Il s’agit d’une véritable dictature déguisée en bienfaits qui relève de la manipulation des masses. Non, on a pas besoin d’un tableau numérique pour apprendre quoique ce soit ! Et comme je dis souvent à mes élèves quand ils sortent leur téléphone portable pour faire une opération qu’on peut faire de tête, “comment ont fait les anciens pour construire des cathédrales avec une perche, une corde à noeud et un fil à plomb ?” Et je ne vous parle même pas des pyramides…

  11. Soigner le Mediator par le Capital Altruiste

    […] l’éducation, le rapport Fourgous sur l’école numérique est un exemple évident d’intégration d’intérêts privés dans un rapport qui se présente comme d’inté…. (Et comme au Ministère de la Santé, les liens et passerelles entre le MEN et les acteurs privés […]

  12. Pas de politique numérique pour l’éducation sans évaluation statistique.

    […] déjà commenté le consternant pavé Fourgous sur l’Ecole numérique. Ce rapport a l’épaisseur et le style d’une étude […]

  13. Bonjour,

    Quant à moi, quand je constate que M Fourgous, député UMP, chargé de mission pour la seconde fois au sujet de l’école numérique, cite Sylvain Connac ,Freinet et Jaures…

    http://www.missionfourgous-tice.fr/pratiques-innovantes-a-l-ecole

    et que ses conclusion sont susceptibles de cautionner dans sa commune la prise en charge sur le crédit éducation d’un fournisseur privé de soutien scolaire en ligne..

    Je m’interroge, sur le sens de cet engouement pour le numérique!

    Surtout quand je lis sur la page citée plus haut:
    “une École réussie ne dépend pas de l’argent dépensé ! ”

    par ailleurs j’ai lu sur la page d’accueil du même site:
    http://www.missionfourgous-tice.fr/Le-numerique-dans-les-ecoles-d

    L’étude Marzano montre ainsi que le numérique permet d’augmenter les résultats scolaires de 16 à 31%.

    je ne trouve de trace de ce “docteur” que sur les site approvisionné par la société P***** !!!
    Aussi, si quelqu’un peut me trouver les fianceurs de cette “etude Marzano”, je suis preneuse!!

    CC

    • Je fais exactement les mêmes remarques que vous et je ne les publie pas simplement parce qu’on m’accuserait d’être juge et partie, en tant qu’acteur du secteur et concurrent des sociétés que vous évoquez.

  14. Et, plus largement: il n’y a pas de différence, sur le fond, avec les méthodes utilisées par Servier. Il s’agit de lobbying, d’études non neutres “sollicitées” ou financées par les parties intéressées et que, pas la suite, tout le monde cite sans savoir qu’elles sont biaisées… Evidemment, dans le cas de l’éducation, c’est moins grave et il n’y a pas “mort d’homme”. Mais c’est quand même la fin de la démocratie.

  15. La vraie raison du retard de publication du rapport Fourgous sur l’école numérique.

    […] numérique accuse, si j’ose dire, un certain retard et a été remise sine die. Vu le côté exceptionnellement brillant du premier rapport, le suspense est insoutenable. La France retient son […]

  16. Nouvelle gamme de vidéoprojecteurs interactifs riches Nec-eBeam. « Mamadou Lamine Seck

    […] L’offre NEC / Speechi est unique aussi parce qu’elle permet de mélanger parfaitement l’approche fixe et l’approche mobile. Vouloir équiper 100% des classes en fixe est économiquement irréaliste pour la plupart des établissements et des collectivités – un tel gâchis n’a été réalisé à ce jour qu’en Angleterre. […]

  17. Nouvelle gamme de vidéoprojecteurs interactifs riches Nec-eBeam.

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