A la recherche de la valeur travail : Nadal, Federer et la valeur travail (3/4)

(La suite de “A la recherche de la valeur travail : égalité républicaine et valeur travail (2)

Si on considère le travail sous l’angle unique de la nécessité,  nous avons vu qu’il est donc bien difficile d’en faire ressortir la moindre valeur morale. 

De l’instinct animal au travail

Pourtant nous sentons tous que cette valeur existe et quand nous disons de quelqu’un qui est “un grand professionnel” ou “un grand médecin”, nous y mettons une connotation morale. D’où provient-elle ?

Pour en chercher l’origine, il faut partir, encore une fois de notre chasseur-cueilleur et comprendre en quoi le travailleur en diffère. Le chasseur-cueilleur des origines ne travaille pas vraiment. Poussé par la faim, il agit et chasse et il est donc dans un optique de satisfaction immédiate de ses besoins élémentaires. En ceci, il ne diffère en rien des animaux qui chassent instinctivement et on ne peut pas appeler sa chasse “travail”. “Les animaux s’agitent, l’homme seul travaille, parce que seul il conçoit son travail” (Proudhon).

Pour qu’il y ait réellement un travail, il faut une suite d’opérations manuelles et de pensée en vue de produire un objet qui sera consommé – et plus la division du travail est forte, plus il est probable que la production du travailleur sera consommée par d’autres hommes, lui-même achetant ou échangeant, grâce à sa production, les biens nécessaires à son entretien. Ainsi, notre clou n’est pas consommé par l’ouvrier qui le produit mais, via un système d’échange, lui permet d’acheter sa nourriture, son chauffage… Il n’y a donc travail que lorsque l’homme n’agit pas par impulsion instinctive, mais en vue d’un objectif pensé, qui est la consommation. La consommation n’est alors plus la cause mais la finalité de l’action. “La consommation comme besoin est un moment interne de l’activité productive” (Marx). “L’homme consomme en qualité d’être vivant, il travaille en qualité d’être pensant” (Simone Weil). 

“Le travail est une donc activité pensée ayant pour fin la satisfaction d’un besoin” (Simone Weil). Ces deux aspects sont absolument nécessaires. Si on exclut le besoin, en ne gardant que l’activité ou la pensée, on en revient à cette transition qu’a représentée la Grèce. La Grèce a séparé l’activité du besoin, inventant l’athlétisme, qui est une activité sans production. Elle a séparé la pensée de la nature, inventant la géométrie, science dont l’utilité pratique est nulle au départ – si les Grecs avaient cherché un savoir réellement utilitaire, ils auraient inventé l’algèbre.

Qu’est-ce que la valeur morale du travail ?

Une approche philosophique…

Le chasseur-cueilleur est donc dominé par la nature alors que grâce à son activité et à sa pensée, “le travailleur soumet la nature en lui obéissant” (Bacon). Passer de la domination pure de la nature à cette seconde forme d’obéissance est une libération et c’est même l’unique libération possible pour l’homme. “Le génie du plus simple artisan l’emporte autant sur les matériaux qu’il exploite que l’esprit d’un Newton sur les sphères inertes dont il calcule les révolutions” (Proudhon). 

La valeur morale du travail procède donc de  la confrontation entre la pression de la nature qui résiste et l’action du travailleur. Cette confrontation libère et élève.

L’aliénation oppressive au travail, c’est la confrontation entre la pression humaine, l’organisation du travail mise en place qui enchainent et l’action du travailleur.

Seuls les métiers non touchés par l’organisation du travail peuvent être considérés comme totalement libres de toute oppression (par exemple le paysan qui laboure son champ à la faux, l’artisan qui produit seul son objet).

Tous les autres métiers sont toujours sujets à une oppression humaine, qui est la seule oppression possible, la nature agissant en tant que pression et non en tant qu’oppression puisqu’elle n’a pas d’intention et ne fait que résister à nos efforts. L’oppression naît du fait que, selon la remarque de Marx, ceux qui organisent contrôlent le travail de ceux qui exécutent, et ont tendance à les asservir. Il est impossible de se débarrasser de l’organisation du travail car il en résulterait une perte de productivité incompatible avec, entre autres, le maintien de la population à son niveau actuel. Donc il est impossible d’éliminer totalement toute forme d’oppression.

Nadal, Federer et la valeur travail

… et une approche psychologique.

J’ai choisi une approche philosophique pour définir cette valeur morale mais j’aurais pu aussi bien m’appuyer sur la psychologie populaire, celle qui nous donne le sens moral du terme “grand professionnel”. Pour comprendre comment le travail élève, il suffit de prendre un exemple sportif récent, celui des larmes de Federer et de Nadal lors du dernier match de Federer. Dans sa carrière, Federer a d’abord tout gagné “facilement”, puis est apparu Nadal qui lui a résisté, comme la nature peut nous résister, et l’a forcé, par le travail physique et la réflexion, qui sont les deux grands constituants du travail, à améliorer son jeu, à aller plus loin, atteignant à la fin de sa carrière des sommets qui l’ont sans doute surpris lui-même. Federer pleure non pas les grands chelems perdus mais la grandeur que Nadal lui a permis d’atteindre, son dépassement, sa victoire personnelle sur lui-même. Toute personne qui a eu la chance à un moment ou un autre de travailler intensément, dans un contexte où ce travail a été effectué de façon non servile, comprend de quoi je parle.

(Et comme, lecteur, tu dois être un peu fatigué de toutes ces considérations abstraites, je n’ose dire oiseuses, je te sers ci-dessous, pour récupérer, un des plus grands échanges connus entre les deux champions, tirés de l’Open d’Australie 2017. Régale-toi)

Ne zappe pas, cher lecteur. Il y a encore une suite prévue à ce billet : “Vers une société de la coopération ?”

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