Le digital est à la formation ce que le sucre ajouté est à la nourriture

La formation scolaire est au service du citoyen, la formation professionnelle au service de l’entreprise

A l’origine du terme “formation professionnelle”, il y a un malentendu. La formation que reçoit un élève à l’école de la République est destinée à lui enseigner le savoir nécessaire à l’exercice de la citoyenneté. La plus-value économique n’est pas l’objectif premier de l’école, qui depuis Jules Ferry a d’abord eu pour but de former des citoyens libres, au sens du premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

L’objectif de la formation professionnelle est lui économique. Cette “formation” est financée par l’entreprise qui cherche à améliorer la productivité de son capital humain. L’emploi du terme “formation professionnelle” est donc abusif : alors que l’école cherche à émanciper l’enfant pour un faire un citoyen libre et éclairé, l’entreprise cherche à adapter au mieux les compétences de l’adulte, considéré en tant outil au service de l’entreprise. L’idéal de l’école est noble, désintéressé, au service de l’enfant. L’objectif principal de la formation professionnelle est vulgaire, intéressé, au bénéfice de l’entreprise. On devrait plutôt parler d’entretien du capital humain.

Dis papa, pourquoi je ne suis pas payé à l’école alors que je travaille comme toi ?

Cette différence devrait être enseignée au plus tôt aux enfants, dès l’école primaire. Les enfants se demandent souvent, et très sérieusement, pourquoi ils ne sont pas payés à l’école. La raison est la suivante: l’école est à leur service, elle est le cadeau que les adultes font à la génération suivante pour pérenniser la démocratie, qui repose sur les Lumières générales. La France a inventé ce concept d’une école gratuite pour tous sans contrepartie (l’école gratuite a existé avant la République, mais une des contreparties en était une forme de propagande religieuse). Dans leur vie de citoyen à venir, le terme “gratuit” sera presque toujours dévoyé pour les asservir, par les politiques, par les entreprises (Google, Facebook… leur proposeront des services “gratuits”). L’école sera le seul lieu, avec leur famille, où le terme gratuité aura eu un sens, où le don aura réellement été désintéressé.

Quand l’entreprise les formera professionnellement, ils seront certes payés mais ne seront plus les bénéficiaires réels de la formation – le bénéficiaire de cette formation est l’entreprise. La formation professionnelle est, sauf exception, une version alternative du travail rémunéré.

Dis papa, à quoi ça sert les maths et le latin ?

Les enfants demandent souvent aussi à leurs parents pourquoi ils sont obligés d’apprendre des matières “inutiles” (le latin, les mathématiques, les grands auteurs,l’histoire) alors que ces matières ne leur serviront pas plus tard dans leur vie professionnelle. La réponse est que ces matières sont importantes précisément parce qu’elles sont à première vue inutiles professionnellement. Elles sont là uniquement pour développer leur intelligence et leur compréhension permanente du monde. C’est une grande chance pour eux qu’ils puissent recevoir cet enseignement, qui plus est gratuitement. La part donnée aux enseignements “inutiles” a longtemps différencié la France des autres pays (Allemagne, Etats-Unis) et a été une des raisons de l’excellence de l’école Française.

Une école qui ne serait pas au service des enfants leur enseignerait au plus tôt un métier. Elle les exposerait presqu’exclusivement à des matières professionnellement utiles : un peu de maths (pas trop, ça risquerait de les traumatiser), un peu de langues, un peu d’économie, de gestion, un peu de français si les œuvres étudiées ne sont pas trop compliquées. Chercher rapidement des solutions faciles dans Google et dans Wikipedia. Améliorer l’oral plutôt que le raisonnement. Voilà ce que deviendrait l’école si elle cessait de s’intéresser réellement aux enfants – et voilà ce que malheureusement, elle est devenue aujourd’hui. Quand l’école essaie de copier la formation professionnelle, elle s’abaisse.

 

La révolution numérique exige de nous des savoirs toujours plus permanents, nous enseignons des savoirs toujours plus volatils

Il y a un autre argument qu’on oublie trop souvent, c’est que dans notre monde numérique, en transformation technique rapide, les savoirs dits « inutiles » sont les seuls qui durent, en raison de leur caractère intemporel. Le triangle rectangle restera, de tout temps, inscrit dans son demi-cercle. Le latin permettra toujours de mieux comprendre notre langue, notre histoire, notre culture. Stimulant notre cerveau, les matières inutiles nous rendent plus intelligents pour toujours. La philosophie et le français continueront, demain comme aujourd’hui, à nous aider à comprendre le monde qui nous entoure.

Un enfant à qui on apprend une « compétence »  telle que « se servir du logiciel Word » ou « savoir taper à la machine » a toutes les chances d’aller à l’école pour rien, puisque dans 10 ans, cette compétence sera devenue inutile. Un enfant qui apprend quelques grands principes fondamentaux mais valables de tout temps a une capacité d’adaptation professionnelle beaucoup plus grande.

Finalement, plus la technique prend de l’importance dans le monde, plus le scientifique, le fondamental, les savoirs généraux sont indispensables. L’efficacité économique est profondément corrélée à l’intérêt long terme de l’enfant. La vision la plus généreuse que nous pouvons avoir de l’école, celle des savoirs “inutiles”,  est aussi la plus productive.

Mais le système scolaire et universitaire est depuis trente ans pétrifié par la crainte du chômage. Toutes les réformes s’y sont faites au nom des sacro-saintes efficacités professionnelle et économique. L’enseignement des savoirs généraux a reculé au profit des compétences dites professionnelles, l’esprit de la formation professionnelle est rentré dans l’école, l’affaiblissant et lui enlevant du sens. Il faudrait sans doute faire exactement le contraire : faire entrer l’esprit de l’école dans la formation professionnelle.

 

La “formation tout au long de la vie” est le symptôme de l’échec de la formation initiale

La formule “formation tout au long de la vie” qu’on utilise sans vergogne, comme un slogan, depuis des années signifie en fait ceci: quand la formation initiale, scolaire, de l’élève a été négligée, il faut sans cesse l’adapter à son environnement de travail car il n’en maîtrise plus les fondamentaux. Plus l’école s’affaiblit, plus l’entretien du capital humain, avec des visées à court terme, doit devenir fréquent, un peu comme on doit remettre de l’huile sans arrêt dans un moteur mal conçu. Si l’école fait bien son travail, la part de “formation tout au long de la vie” est réduite, non pas qu’on doive cesser d’apprendre à 25 ans, mais parce qu’on a reçu les instruments théoriques permettant de le faire soi-même et qu’on a le goût de le faire par soi-même.

La fracture numérique est la sur-utilisation du numérique, en non pas un déficit d’utilisation du numérique.

Et le digital dans tout ça ? Le savoir, au même titre que la nourriture, est un besoin humain. Le premier effet du digital est de détourner l’attention de l’élève, enfant ou adulte, du savoir. Un enfant qui recherche une information sur Google va mettre moins de 30 secondes avant de cliquer sur un bandeau publicitaire, passant ainsi du monde du savoir au monde de la consommation. L’information est en train de devenir une distraction, un détournement plutôt qu’un outil permettant une vraie émancipation. Le détournement de notre attention s’effectue principalement au bénéfice de la publicité mais aussi de la propagande politique et religieuse. La fracture numérique est donc bien plus liée à une sur-utilisation incontrôlée du numérique qu’à une sous-utilisation et la première mesure sensée à prendre à la matière serait de limiter partout, en situation scolaire comme en situation professionnelle, l’exposition des enfants et des adultes à la publicité.

Le digital est à la formation ce que le sucre ajouté est à la nourriture.

Si le savoir correspond à la nourriture, le digital est une sucrerie dont nous sommes devenus dépendants et goinfrés, que nous ne pouvons nous arrêter de consommer. Pour s’en rendre parfaitement compte, il suffit d’observer le phénomène anti-vax. Des dizaines de milliers de personnes, essentiellement non formées sur le sujet pour la plupart, passant leur temps sur les réseaux sociaux, se sont convaincues de prendre des décisions rationnelles et informées en refusant la vaccination. Le digital, cet outil qui devait nous emmener vers un futur meilleur, a été l’outil du retour en arrière, donnant une légitimité aux pires positions obscurantistes. Si nous arrivons à limiter à l’essentiel l’usage du digital dans l’entreprise, ce ne sera déjà pas si mal. Cela devrait être notre premier objectif.

 

Thierry Klein
(Article paru dans MAG RH, octobre 2021. Opinion personnelle qui n’engage personne chez Speechi)

(10) commentaires pour "Le digital est à la formation ce que le sucre ajouté est à la nourriture"

  1. Est-ce vraiment le rôle de speechi de partager ce type de contenu? y compris dans une “lettre d’information”? Je n’en suis pas sûr, et, en tout cas, ce n’est pas ce que j’attends d’un fournisseur de matériel / logiciel… (que je sois en accord ou non avec le contenu publié, un peu à l’emporte pièce, du type : “Un enfant qui recherche une information sur Google va mettre moins de 30 secondes avant de cliquer sur un bandeau publicitaire, passant ainsi du monde du savoir au monde de la consommation” –> on ne doit pas croiser les mêmes enfants…).

    • Je ne sais pas quel est notre rôle mais si vous n’êtes pas critique, y compris sur ce que vous faites vous-même, vous ne progressez pas. Sur le comportement face à Google, je vous assure que c’est vrai, c’est une étude très claire que j’ai eue sous les yeux il y a déjà 15 ans environ (ça a probablement empiré depuis). Et ça ne concerne pas que les enfants.

  2. Monsieur,

    Votre avis vous honore et pour être bref, à votre lecture, voici ce que j’ai pensé:
    – C’est dommage de voir l’apprentissage du type formation professionnel comme une réduction économique et non gagnant gagnant. Si les entreprises ne produisent rien alors à quoi bon travailler ? Nous sommes tous membres d’une même société humaine et notre formation professionnelle est un moyen pour tous de continuer à en faire partie. Celle-ci sert les intérêts individuels et sociétaux.
    – Si je partage votre avis sur le fait que tout le digital à l’école n’est pas aussi nécessaire que ce qui est dit, je conçois qu’à travailler sur des outils numériques il soit nécessaire pour l’enfant de savoir en utiliser les outils, afin de les utiliser pendant sa période scolaire.
    – Je réalise des formations professionnelles (entre autre, cela n’est pas le cœur de mon activité) sur des sujets associés au monde du numérique.et les personnes qui y assistent sont bien loin d’être autonomes sur ces sujets et d’avoir une libre capacité de pensée. Pourtant, vu l’âge qu’ils ont, ils ont bénéficié d’un système scolaire “sans le digital”.
    – Je n’aime pas la publicité. Je la trouve abjecte et désagréable. Pourtant, certains trouvent un intérêt à l’exploitation de leurs données personnelles afin d’améliorer le ciblage publicitaire afin d’en voir de plus pertinentes les concernant. Cela leur ferait gagner du temps et ils trouveraient ce qui les intéressent. Je ne suis pas convaincu mais une chose est certaine: je ne clique pas sur les publicités et j’arrive à naviguer sur internet sans être trop gêné (et pourtant je n’aime vraiment pas ça). Ca doit donc être possible.
    – Le digital est un outil. Et que faisons nous des outils ? Nous les utilisons à notre image. Il y a aussi de très belles choses réalisées avec le digital, notamment toutes les avancées et percées technologiques actuelles qui donnent un espoir pour le futur de nos enfants (et oui, nous avons hypothéqué notre futur pour la technologie, sans le savoir, et allons probablement nous en sortir avec la technologie… Ou alors tous couler avec 🙂 ).

    J’écris moins bien que vous et j’espère que cela ne vous empêchera pas d’y voir un peu plus de positif dans notre présent.

    Je signe avec un pseudo car parmi les belles choses il y a la facilité d’expression et parmi les moins belles, la facilité au harcèlement via ces outils notamment.
    MrSatan

    • Merci pour votre retour. J’ai essayé de brosser une typologie et comme toute typologie, elle n’est jamais exacte à 100%. Il y a évidemment des formations scolaires inutiles et des formations pro utiles.
      Et sur le pseudo, c’est aussi pour moi un des maux du digital, peut-être un jour ferai-je un papier là dessus.

  3. Bonjour,
    intéressante prise de position, surtout de la part d’un marchand de solutions numériques éducatives.
    Le digital, équivalent anglais du numérique, est surtout employé dans le domaine du marketing et tend malheureusement à diffuser dans le langage commun, comme le sucre dans les sodas.
    La formation qu’elle soit initiale (et elle peut être à la fois initiale et professionnelle) ou continue s’appuie sur des moyens techniques depuis des années, il faut garder à l’esprit qu’ils ne sont pas une fin mais seulement des moyens et s’interroger régulièrement sur leur utilité.
    Quant à l’école “c’était mieux avant”, c’était mieux quand ? Lorsqu’elle n’était pas laïque ? Lorsqu’elle n’était obligatoire que jusqu’à 13 ans sous Ferry ? Tant qu’elle n’était pas mixte ?

    • Personnellement, je suis pour l’école laïque, gratuite, mixte et obligatoire. Mais si 100% d’une classe d’âge (en caricaturant) atteint le BAC et que ce BAC a le niveau du BEPC d’avant (parfois, il ne l’a même pas), il y a régression, non pas progrès. On a bridé les meilleurs, ce qui est un grave préjudice pour eux (pour reprendre les termes de mon billet, ils n’ont pas eu assez à manger) sans aider les plus faibles. Et tout le monde a perdu 3 ans. Et au milieu de tout ça, les inégalités ont augmenté. Votre question est trop vaste pour y répondre en un seul commentaire, mais je dirais que les objectifs ont été mal fixés dans les années 80-90. Le but ne doit pas être de donner le bac à tout le monde, mais de faire en sorte que tout le monde ou presque atteigne le niveau réel du bac – sans que celui-ci ne baisse. La différence est radicale.

  4. Allez, je remets une pièce dans le distributeur de sucreries :
    je partage le constat de la baisse de niveau et de dévalorisation progressive des diplômes à mesure de leur “démocratisation”, par contre je ne pense pas que ce soit au détriment des “meilleurs”, ni des plus aisés, qui s’en sortent toujours quelles que soient les conditions et modalités d’enseignement.
    Gageons que la disparition des mathématiques du tronc commun après la seconde va améliorer nos résultats PISA et probablement en même temps le recrutement d’enseignants compétents et motivés (dans le 1er degré comme dans la discipline…).
    Le Bac est un colifichet qui n’a même plus l’utilité supposée d’être un examen intégrateur, il n’intéresse ni les familles ni les employeurs.

    • Ce qui est compliqué, c’est que :
      1. D’un côté, le niveau des meilleurs a nettement baissé sur 40 ans. Les élèves du meilleur décile aujourd’hui sont moins bons que ceux du dernier décile en 82.
      2. L’écart entre meilleurs et plus faibles a aussi augmenté (en voulant lutter contre les inégalités, on les a renforcées). Il est quasi impossible aujourd’hui à un élève issu d’un modeste lycée de rentrer dans une des 5 meilleures écoles d’ingénieur ou de commerce. Alors que c’était fréquent (même si minoritaire) dans les années 80. La part des élèves issue des couches sociales défavorisées a aussi été très réduite. Il suffit de regarder par exemple la composition des promos à l’X / Centrale etc pour s’en rendre compte.

      En fait, plus le niveau baisse, plus l’école est inégalitaire. Ca peut parfaitement s’expliquer mais ça dépasse le cadre de ce billet.

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