Dialogue en faveur de l’évaluation

Ce billet constitue une réponse à l’article récent du Monde « Mettre en place toujours plus d’évaluation à l’école n’est pas une solution ». Ecrit par un professeur de philosophie, Thomas Schauder, cet article rassemble l’ensemble des arguments de principe que j’ai pu lire contre le processus d’évaluation que tente actuellement de mettre en place Jean-Michel Blanquer.

Les arguments présentés par Thomas Schauder sont repris et discutés point par point ci-dessous, en italiques.

 

« L’évaluationnite est le symptôme de la culture du chiffre dans l’Education Nationale »

 

Il est vrai que l’administration de l’EN n’a de cesse d’encombrer les professeurs avec une multitude de demandes tatillonnes, dont les objectifs sont totalement incompris des enseignants. L’évaluation par compétences, indépendamment de tout débat sur sa supposée utilité pédagogique, a introduit un degré de complexité, de pédantisme et d’opacité inédits tellement ces compétences sont nombreuses et mal définies.

Mais il ne peut y avoir « évaluationnite » là où l’évaluation est absente. Or, depuis une dizaine d’années au moins, l’Education Nationale a renoncé à toute évaluation digne de ce nom, c’est-à-dire conduite de façon indépendante et respectant un certain cadre scientifique.

A la fin des années 2000, sans doute parce qu’elles mettaient trop clairement en évidence la baisse du niveau scolaire, les évaluations lourdes mais rigoureuses et indépendantes menées par la Direction de l’Evaluation ont cessé d’être publiées[1]. Le Haut Conseil de L’Evaluation a été supprimé. La responsabilité des évaluations est alors le plus souvent confiée à la DGESCO, qui ne dispose d’aucune compétence reconnue dans le domaine et qui, plus grave, est juge et partie : elle a pour charge d’évaluer les politiques scolaires de plus en plus contestées dont elle est à l’origine.

L’objectif des évaluations est alors devenu politique.

Dans certains cas, non seulement les résultats des évaluations ne sont pas publiés, mais le Ministère leur substitue des résultats jugés plus favorables et mettant mieux en valeur la politique du Ministère.

Un exemple : alors que l’Etat a équipé des dizaines de milliers d’écoles en tableaux interactifs, il n’existe toujours pas, par exemple, d’étude indiscutable (ou simplement sérieuse) qui évalue les réels avantages de ces technologies pour l’enseignement[2]. Les seules analyses réellement critiques sont d’origine anglo-saxonnes.

La seule évaluation crédible au niveau national ne provient pas de l’Education Nationale.  L’étude PISA, dont le principal mérite a été de mettre en évidence le faible niveau des élèves français, a été conçue par l’OCDE et organisée en France par la Direction de l’Evaluation.

 

« Les intentions du Ministère sont économiques et non pédagogiques »

L’évaluation ne change pas la finalité de l’enseignement. Elle essaie simplement d’en quantifier la performance. Si l’objectif du système scolaire est de nature pédagogique, elle aura pour objet d’évaluer la pédagogie. Si l’objectif est de nature économique, elle évaluera la performance économique du système. Mais elle n’est pas responsable des objectifs ou des intentions du système. C’est uniquement à partir des programmes scolaires et des pratiques d’enseignement qu’on pourrait analyser ce que Thomas Schauder appelle « la logique du système ». Ainsi les évaluations en CE1 portent sur la performance en lecture, l’objectif pédagogique des élèves de CP étant, de tout temps, d’apprendre à lire. L’argument qui consiste à prêter une intention économique à l’évaluation n’est pas recevable en l’espèce.

« Il s’agit de comparer la performance (au sens économique) du système scolaire avec d’autres, la performance de tel ou tel établissement scolaire avec d’autres, la performance de tel enseignant par rapport aux autres… »

En revanche, il est clair que l’évaluation, si elle est bien menée, devrait à terme apporter des données sérieuses permettant de comparer la performance des établissements, des professeurs, des élèves. Beaucoup d’enseignants sont donc inquiets qu’une promotion « au mérite », basée sur les résultats de l’évaluation, soit progressivement organisée, quelles que soient les dénégations du Ministre. Ce risque existe, mais il faut considérer d’abord tout ce que peut apporter une évaluation bien faite.

L’évaluation permet une meilleure répartition des moyens…

Les établissements où les élèves sont le plus en difficulté peuvent être identifiés avec précision et les moyens mis à disposition de ces établissements rigoureusement adaptés chaque année (actuellement, les statuts REP ou REP+ des établissements sont rigides, certains établissements n’ont pas ce statut alors qu’ils sont en grande difficulté et vice-versa).

… et une meilleure définition de la performance des enseignants

Ce qu’on entend en général par performance d’un établissement, c’est le niveau moyen des élèves. Polytechnique est ainsi le meilleur établissement de France parce qu’elle reçoit les meilleurs élèves, mais cela ne nous apprend rien sur le niveau des enseignants eux-mêmes. L’évaluation, si elle est faite une ou deux fois par an[3], permet de mettre en évidence non seulement le niveau, mais aussi, ce qui est beaucoup plus intéressant, la progression des élèves par-rapport à un référentiel national.

Ainsi, un enseignant pourra savoir qu’à l’entrée en CP, ses élèves étaient dans le 23ème centile et qu’à la fin de l’année, ils sont dans le 12ème centile, ce qui correspond à une progression de 11 places dans une classe de 100 élèves (11%).

Il me semble qu’un tel retour, s’il est crédible[4], est extrêmement intéressant pour l’enseignant. Je me souviens de la fierté légitime qu’éprouvaient mes professeurs lors des bons résultats de leurs élèves au bac ou aux concours. Enseigner reste, qu’on le veuille ou non, un métier de vocation et la satisfaction de voir ses élèves progresser, de progresser soi-même d’année en année, peut sans doute, à elle seule, renouveler positivement la vision qu’a l’enseignant de son métier.

L’inspection

Pour ce qui est du mécanisme de promotion, rien n’est plus déprimant que le mécanisme actuel d’inspection des enseignants. Tous les 5 ou 10 ans, un enseignant reçoit la visite d’un inspecteur, la plupart du temps éloigné du terrain depuis longtemps (si tant est qu’il ait jamais enseigné). Cet inspecteur lui demande de mieux appliquer les consignes pédagogiques du Ministère, consignes qui changent pratiquement aussi souvent que le Ministre de l’Education Nationale. Cette inspection, dont le professeur est préalablement informé, échoue totalement à jauger les qualités de l’enseignant tout en générant un grand stress et souvent de l’amertume. Les enseignants découragés, qui renoncent avec un grand sentiment d’échec en ayant le sentiment que leur administration les enfonce plutôt que de les soutenir sont légion – il suffit de parcourir les divers groupes d’enseignants sur les réseaux sociaux pour le constater.

Comment pourrait-on envisager l’inspection si l’Education Nationale est dotée d’un outil d’évaluation performant ? Des équipes pédagogiques visitent les 5% des professeurs les plus « performants » pour comprendre les raisons de leur succès et voir si on peut s’inspirer de leurs pratiques. Le corps des inspecteurs se concentre sur les 5% ou les 10% les plus en difficulté et leur travail ne se limite plus à une simple visite formelle, mais à plusieurs. Ils mettent en œuvre un processus long destiné à faire progresser l’enseignant. Eux-mêmes seront évalués, au moins en partie, à l’aune de cette progression. Ainsi l’évaluation, si elle est bien menée, peut remettre du sens dans tout le système éducatif.

Le tableau ci-dessus pourra faire sourire par sa naïveté. Tout me semble mieux, pourtant, que la situation actuelle qui broie les enseignants année après année, à petit feu, en tuant leur goût d’enseigner.

 

« Il n’y a de bonne évaluation que si elle est pensée par l’enseignant lui-même »

« Interrogez les enseignants sur le terrain : ils vous diront que ce qui marche, ce sont des évaluations adaptées au profil de la classe, à l’évolution pédagogique de l’enseignant, bref, pensées et construites par l’enseignant ou par l’équipe pédagogique. Si c’est vraiment dans l’intérêt de l’élève, pourquoi vouloir imposer des évaluations standardisées ? Et pourquoi, aussi, ne pas faire confiance dans la capacité des enseignants à diagnostiquer les problèmes des élèves ? »

Personne n’empêche évidemment chaque enseignant de faire ses propres évaluations, ses propres exercices et de les adapter au profil de chaque classe et de chaque élève. Les deux ne sont pas incompatibles et l’évaluation n’est certainement pas la solution universelle et miracle. Personne ne prétend qu’elle remplace l’enseignant. Le grand avantage des évaluations nationales proposées aujourd’hui en CP et au CE1 est qu’elles permettent de situer chaque élève dans le cadre général et de détecter des problèmes ou des risques que l’enseignant peut difficilement repérer lui-même. Cette capacité tient à l’usage de 2 sciences : la statistique et les neurosciences[5].

 

L’évaluation traduit « une obsession de l’objectivité », une « technicisation de l’éducation », ayant pour conséquence « le recul du politique », symptôme « d’une logique néolibérale ».

Sans être une obsession (on a vu que les évaluations étaient jusqu’à présent extrêmement rares en France), et tout en admettant que l’enseignement reste un art, on doit être dans la recherche de l’objectivité plutôt que de la subjectivité. L’objectivité a pour caractéristique qu’on peut espérer la mesurer. C’est cette logique qui, depuis Descartes, a permis le progrès scientifique et il serait paradoxal qu’en France, on rejette cette approche. Il faut voir la politique d’évaluation lancée par le Ministre comme un début de l’introduction de la méthode expérimentale à l’école[6].

Cette méthode doit effectivement avoir pour conséquence un certain recul du politique. Ce recul du politique est souhaitable car l’idéologie a, en France, pris trop d’importance par rapport à la pédagogie. Au nom de leurs visions respectives (et subjectives) sur l’école, les nombreux ministres en charge n’ont eux-mêmes cessé, depuis 30 ans, de secouer l’Education Nationale. En France, même le débat sur les méthodes de lecture est devenu, on se demande comment, un débat gauche (méthodes globales ou semi-globales « progressistes ») / droite (méthodes syllabiques « conservatrices »), alors qu’une évaluation simple, sans même qu’il soit nécessaire de la mener au niveau national, permet de trancher ce débat qui est purement technique.

Disposer d’outils d’évaluation comparative permet potentiellement de trancher un grand nombre de débats, qui apparaissent aujourd’hui comme politiques alors qu’ils sont essentiellement techniques. Citons par exemple la réforme des rythmes scolaires, le choix des méthodes de langue, de lecture, la semaine de 4 jours, etc.

On ne comprend pas bien pourquoi, en revanche, une méthode ayant pour but de faire progresser l’enseignement peut être cataloguée comme « néolibérale » au simple prétexte qu’elle a des prétentions d’objectivité. Le but de l’école reste l’émancipation du citoyen, la qualité de l’enseignement reste au service de cette cause et il s’agit simplement d’évaluer cette qualité.

La question non posée sur la prise de contrôle du pouvoir bureaucratique

L’objection la plus fondamentale contre la politique d’évaluation n’est paradoxalement pas abordée dans le billet de Thomas Schauder. Selon Marx, l’organisation de la société repose sur la spécialisation, qui entraîne l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui contrôlent et coordonnent. Cette observation tient du génie, on peut en constater le bien-fondé tous les jours, par exemple dans l’économie numérique.

Dans la mesure où l’organisation et la technique des évaluations, telle qu’elles sont actuellement proposées, échappent totalement aux enseignants, il apparaît donc justifié que ceux-ci les redoutent.

Les réactions violentes contre le processus d’évaluation en tant que symptôme de l’effondrement de l’Education Nationale.

Certains syndicats, beaucoup d’enseignants s’expriment vent debout contre le principe des évaluations sur les réseaux sociaux et parlent de l’évaluation comme de la fin de leur métier. Ces craintes me paraissaient au départ totalement exagérées, voire paranoïaques compte tenu des déclarations du Ministre mais une réflexion du fameux psychanalyste Winnicott m’est revenue en mémoire. Winnicott décrit la crainte de l’effondrement comme la crainte d’une catastrophe déjà arrivée. Le patient vit la même situation que les héros de l’Enfer de Sartre : Il redoute l’enfer alors qu’il y vit.

La réaction violente de refus des enseignants pourrait bien n’avoir pas d’autre cause que celle de cacher la réalité suivante : d’une certaine façon, l’école s’est déjà effondrée, leur métier d’enseignant a déjà pris fin.

Le travail (thérapeutique !) du Ministre serait alors de faire comprendre aux enseignants que « le malheur, c’est maintenant ! » et que l’évaluation peut justement, sous certaines conditions d’organisation, ressusciter la grandeur du métier d’enseignant et y insuffler une grande énergie, tout en augmentant leur liberté pédagogique.

Je tenterai de préciser ces conditions dans un prochain billet, qui sera consacré aux techniques de l’évaluation.

 

 

[1] Rapport de la Cour des Comptes 2010 : https://www.speechi.net/fr/2010/05/17/selon-la-cour-des-comptes-leducation-nationale-navigue-a-vue/ + Des statisticiens accusent l’éducation nationale de faire de la rétention d’information ». Le Monde du 4 novembre 2011 + lire, avec les précautions qui s’imposent, ce communiqué syndical  qui met en évidence une division par deux du nombre des études publiées depuis 2 ans.

[2] https://www.speechi.net/fr/2007/07/02/les-tableaux-interactifs-sont-ils-utiles-pour-lenseignement/

[3] Les évaluations vont devenir  de plus en plus légères et fréquentes, comme je le montrerai dans mon prochain billet concernant les techniques de l’évaluation.

[4] La crédibilité des évaluations sera l’objet de mon prochain billet

[5] Il faudrait rentrer plus dans le détail, sous peine d’encourir l’accusation de scientisme. Je ferai ceci dans un autre billet consacré aux techniques de l’évaluation.

[6] La question qui vient immédiatement est évidemment « pourquoi ne pouvait-on y penser avant ? ». La réponse dépasse le cadre de ce papier et tient au développement récent des technologies numériques.

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