Absentéisme électoral et école : le gloubi-boulga idéologique du Monde

Gloubiboulga“Plus on est diplômé, plus on vote”, remarque Maryline Baumard, spécialiste de l’éducation du Monde,  dans l’édition d’hier. C’est une constatation intéressante et peut-être dramatique (peut-être pas car il y a de plus en plus d’électeurs qui s’abstiennent pour des raisons citoyennes), mais ce qui est vraiment tragique, c’est l’explication du phénomène donnée par Maryline Baumard qui invoque successivement tous les poncifs qui, depuis une trentaine d’années, détruisent l’école.

Noblesse oblige, on commence par faire appel à Bourdieu

Qu’a-t-on fait pour créer autant de « déclassés de la République », ceux que Pierre Bourdieu et Patrick Champagne appelaient en 1992 les « exclus de l’intérieur » ? Si l’école n’est pas responsable de tous les maux (quelle modération !) , elle a quand même sa part de torts.

Elle réussit à faire croire aux plus faibles qu’ils ne sont pas dignes d’elle, « pas faits pour les études », alors que c’est elle qui n’a pas su s’adapter à eux et les conduire aux apprentissages. On comprend mieux qu’ils trouvent ensuite vain de participer à la construction d’une société qui les a exclus.

Maryline Baumard pense-t-elle réellement que tous les individus naissent égaux scolairement ? Son point de vue est de toutes les façons formulé de telle façon qu’il devient presque politiquement incorrect de prétendre que certains élèves (quelle horreur !) ne seraient effectivement peut être pas faits pour les études !

Chaque mauvais élève est-il le symptôme d’un échec de l’école ? C’est avec des théories de ce genre qu’on détruit l’école : s’il n’y a pas de responsabilité individuelle derrière l’échec scolaire, la réussite ne traduit aucun mérite – exactement ce que pensait Bourdieu, qui parle dans les Héritiers d’une sélection scolaire biaisée et arbitraire (ce point de vue a déjà été discuté dans ce blog).

Autre perle. Maryiline Baumard nous apprend que :

L’école française ne donne pas le goût de la démocratie… En France seuls 13 % des élèves ont déjà été sondés par écrit dans une consultation digne de ce nom.

Sauf que l’école n’est pas un espace participatif où le professeur demande aux élèves leur avis. C’est une espace protégé où le professeur instruit l’élève, qui est un citoyen-électeur en devenir. La démocratie repose sur le principe “un citoyen, une voix” mais elle ne fonctionne que si ce citoyen est éclairé et c’est là le pari de l’école. La démocratie n’implique en rien que les élèves donnent leur avis sur leur école (même s’il est évidemment nécessaire, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques et pédagogiques, qu’ils puissent de temps en temps l’exprimer).

En conséquence, comme de bien entendu :

 La compétition prend trop le pas dans la classe sur la collaboration. Comment voulez-vous que les jeunes ait ensuite envie de faire société, de travailler ensemble ? […] L’abstention est la première échéance à payer pour cette école qui n’éduque pas assez (!)

Il n’est absolument pas prouvé que l’abstention résulte de l’ignorance, ni que l’ignorance résulte de la compétition (je parierais en fait plutôt le contraire). La non performance scolaire a évidemment de nombreuses autres causes individuelles, familiales et sociales.

C’est au contraire de tels arguments qui, en donnant un caractère arbitraire à tout mécanisme de sélection, en refusant donc toute sélection “au mérite” basée sur la compétition sapent les fondements même de l’école républicaine depuis 30 ans.

En ne votant pas, les 120 000 non-diplômés quittent l’école pleins de rancoeur sans avoir le kit minimal de survie lancent là un SOS.

Bourdieu lui-même aurait trouvé cet argument absurde, ces 120 000 diplômés pour lui “ne sont qu’un mot” et l’abstention n’est pas forcément une attitude politique active encore moins un message ou une revendication:  la rancoeur dont parle Maryline Baumard n’est probablement qu’une vue de l’esprit et le terme “SOS” une pure ânerie.

L’école française rate donc deux buts à la fois. Elle n’est pas efficace du point de vue des apprentissages, on le savait, eh bien elle n’est pas non plus capable de former des citoyens.

Ferry et Buisson, les pères fondateurs de la laïcité, avaient un raisonnement exactement inverse. L’école publique a été faite avant tout pour former des individus éclairés, pour qu’ils deviennent de “vrais” citoyens. Le gain de productivité (ce que Maryline Baumard appelle “l’apprentissage”) ne passe très heureusement qu’au second plan, il est en quelque sorte le “bénéfice économique” caché de l’instruction.

L’école ne doit pas être une institution productiviste ou utilitaire, il s’agit d’élever les enfants, pas de former des travailleurs, même si notre époque peut rendre ce raisonnement difficile à tenir.

L’école doit être une chance pour les enfants qui n’ont pas bénéficié de l’environnement social ou familial leur permettant de s’éclairer. Elle est toujours imparfaite, donc biaisée au sens où l’entend Bourdieu et elle ne peut malheureusement pas corriger, pour tous les enfants, l’inégalité  de la naissance – elle doit essayer cependant de faire toujours mieux.

Ce n’est pas en décrétant que toute sélection est mauvaise, que le mérite scolaire n’existe pas, que les matières à étudier n’ont pas d’autre fonction que de reproduire les élites, qu’on améliore l’école. Il faut  au contraire croire en l’Instruction, penser qu’il y a un bénéfice immense à lire Molière ou Rousseau dans le texte (même si on n’en fait pas un métier), à apprendre la théorie des ensembles (même si les applications pratiques en sont rares), à étudier la philosophie en Terminale. Et dans un pays qui a autant de haine pour les privilèges que le notre (parce que les privilèges et le clientélisme sont partout), il faudrait aussi se souvenir qu’il n’existe pas de façon plus objective (je n’ai pas dit “plus efficace”, je n’ai pas dit “plus intelligente” !) de sélectionner les élites que le mérite scolaire.

 

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