Une critique de l’âge de la multitude

Age de la MultitudeUne fois n’est pas coutume, ce billet est la critique d’un livre.

Je viens de finir “l’âge de la multitude” avec beaucoup d’admiration. C’est le meilleur livre que j’ai pu lire concernant l’économie numérique, et le meilleur livre de stratégie d’entreprise depuis «Crossing the chasm », qui doit bien avoir 20 ans maintenant.

Il y a un vrai effort des auteurs pour dégager des concepts originaux, intéressants, clairs et utiles : c’est très rare.

La plupart des livres sur le sujet proviennent d’auteurs anglo-saxons pouvant avoir une bonne connaissance du sujet mais le plus souvent peu de hauteur de vue. Les livres français sont rarement écrits par des auteurs ayant une connaissance réelle du sujet et c’est pourquoi celui-ci tranche par nature avec le reste des publications : non seulement les auteurs sont bien informés, mais on y trouve une recherche des principes, de la généralité, une qualité de démonstration, bref, des qualités « classiques » très supérieures à la moyenne.

La présentation des notions plateformes / applications, qui est la pierre angulaire de l’ouvrage, est remarquable. Le dernier chapitre sur la politique industrielle aussi – et il tranche justement avec la grande majorité des écrits « technophiles » sur le sujet.

Il y a aussi des manques, une foule de manques dans ce livre.

D’abord, son contenu est hétérogène, avec certaines parties purement « journalistiques » (premier chapitre) où les auteurs multiplient les citations d’auteurs secondaires (Godin, Carr) qui n’apportent pas grand chose au débat – et qui leur sont en plus inférieurs en tant qu’intellectuels. Ces passages auraient pu être bien réduits et l’œuvre y aurait gagné en efficacité. Très peu de digressions de ce genre dans « The chasm », par exemple.

Les erreurs sont nombreuses – une multitude de points devraient être précisés, approfondis, nuancés. En fait, j’ai des points de critique ou de désaccord à presque toutes les pages ! Même la notion clé du livre qui est le distinguo entre plateforme et application, n’est ni nécessaire ni suffisante pour « expliquer » les ressorts de l’économie numérique. Cette notion n’est ni suffisamment discriminante (beaucoup de sociétés réussissent sans être dans une logique de plateforme et vice versa) ni complète (des pans entiers de l’économie numérique échappent à cette analyse et doivent être analysés selon un autre angle) ni même nouvelle !

Car, au début, quoi qu’en disent les auteurs, c’est presque toujours l’application qui fait la différence. Windows Mobile est une plate-forme, apparue bien avant l’Iphone, mais c’est un échec. L’Iphone doit lui-même son succès initial avant tout à l’excellence de l’objet (application mélangeant logiciel et matériel, technologie et design) bien plus qu’à son architecture de plate-forme.

Idem en fait pour Google, qui comme les auteurs le signalent d’ailleurs, n’est toujours pas une plate-forme…

Ou encore, quand les auteurs affirment que les gains de productivité et la baisse des prix permis par Amazon, Facebook et Google permettront aux ménages de consommer plus dans d’autres secteurs créateurs d’emploi, ils font évidemment erreur. D’abord, on ne voit pas en quoi Facebook et Google permettent un gain de productivité ou une baisse des prix (on pourrait même arguer du contraire) et surtout, si tant est que ce soit le cas, une relance par le pouvoir d’achat ne se traduit pas, actuellement, par des créations d’emploi locales, mais éventuellement, par des créations d’emploi « ailleurs » et une augmentation du déficit commercial- et c’est bien, depuis 1981, tout le problème.

D’une façon générale, la « généralisation » faite par les auteurs de la plate-forme à l’industrie me semble peu pertinente – sauf cas exceptionnel – et potentiellement dangereuse car créatrice d’illusion, mais ma critique est déjà bien trop longue pour rentrer dans plus de détails.

Surtout et plus profondément, deux points ne sont pas abordés et gagneraient à l’être pour compléter l’analyse :

  1. Une étude critique « dialectique » de la captation de la valeur de la multitude. Les auteurs y sont presque dans leur chapitre de politique industrielle (le meilleur), mais s’en tiennent aux critiques sur les monopoles, et d’une façon générale à des critiques qui peuvent être acceptées dans un cadre libéral (1). Comme si « sortir du cadre » leur semblait hors sujet dans un livre qui se veut « neutre », destiné aux économistes et aux entrepreneurs en priorité (2).

    Mais comment ne pas voir que le succès de l’économie numérique repose encore presqu’exclusivement sur le développement du modèle publicitaire et qu’il y a aussi une dimension d’aliénation de cette multitude (évoquée par ailleurs mais en des termes très différents), une transformation du citoyen en consommateur induite par Google, FB, un lien très fort enfin, si ce n’est exclusif, entre les plateformes et le modèle publicitaire, aliénation du consommateur, à tel point qu’on peut se demander si l’articulation « gratuité / publicité / payant » n’est pas plus éclairante pour comprendre cette économie que l’angle « plateformes / applications ».

  2. On ne peut pas aborder le problème politique des états si on ne fait pas la distinction entre citoyen et consommateur et si on néglige la tendance lourde des 30 dernières années, à savoir qu’un grand nombre de réformes/évolutions, en Europe comme aux USA, se sont faites dans l’intérêt du consommateur (privatisations, libre concurrence, mondialisation entraînant une baisse des prix, travail le dimanche…) au détriment du travailleur / citoyen (mondialisation entraînant une délocalisation, travail le dimanche, recul des services publics…).

    Bref, un point de vue « marxiste » – ou même « girardien », car le conflit patron / travailleur s’est internalisé dans un dilemme travailleur/consommateur, le consommateur étant poussé par l’envie – sur la multitude apporterait un éclairage nouveau sur tout le chapitre de politique industrielle – sans aller jusqu’à un autre livre qui reste à écrire et qui traiterait « de la démocratie en multitude ».

On peut se demander donc pourquoi j’encense un livre avec lequel j’ai de nombreux désaccords et dans lequel les approximations, qui parfois tiennent même de la mauvaise foi (3), sont aussi nombreuses ? Une fois prise en compte ma tolérance légendaire, il reste que ce livre est un ouvrage fondateur, en dépit et parfois à cause de ses simplifications mêmes.

Dans son « De Revolutionibus », Copernic effectue aussi de nombreuses approximations, erreurs et recycle aussi des idées anciennes (4). En fait, si on tient compte des données dont il dispose à l’époque, on peut donner à Copernic n’importe quel statut: plagiaire, faussaire ou illuminé. Il reste que son livre a connu un succès certain et peut être l’âge de la multitude sera-t-il au numérique ce que De Revolutionibus fut à la physique – non pas la lumière mais la voie vers une plus grande vérité. Ce serait déjà un résultat extraordinaire.


(1) Quand on parle de “captation du travail de la multitude” et qu’on commence à effectuer un travail “d’analyse de l’origine de valeur”, on est de fait déjà dans Marx, à la différence que dans Marx, le capitaliste capte le travail de la multitude interne à l’entreprise (les ouvriers) alors que Facebook capte le travail de la multitude externe à l’entreprise (les internautes). Dans le Capital, chapitre 25, Marx, citant Bertrand de Mandeville, déclare que la richesse la plus sûre consiste dans la multitude des pauvres laborieux. Pour Facebook, c’est plutôt la multitude des riches oisifs connectés.

(2) Ce refus de sortir du cadre a été interprété, peut-être à tort, comme une approbation du cadre. D’où certaines critiques violentes sur le livre comme celle de Dominique Boullier. Cette critique est intéressante mais absolument pas pertinente ni fondée et surtout sectaire car Boullier attaque avant tout l’endroit d’où (il pense que) parlent les auteurs et non pas le contenu du livre lui-même. Un peu comme si un aviateur attaquait les Principia de Newton au prétexte que, la gravité attirant les objets vers le bas, elle s’oppose à la philosophie de l’Aviation.

(3) Comme quand, par exemple, les auteurs parlent de l’interface Google comme du résultat d’une entreprise de design, ce qu’elle n’est pas. Il ne suffit pas qu’il y ait approche radicale, volonté de simplification et d’aller à l’essentiel pour parler de design, même dans un sens très large. En voulant mettre du design partout, les auteurs négligent des différences de structure essentielles entre Apple et Google, par exemple.

(4) Voir à ce sujet, Les somnambules, d’Arthur Koestler.

(1) commentaires pour "Une critique de l’âge de la multitude"

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