Quelques causes morales de la crise des élites et des enseignants.

En guise d’introduction à ce billet, il faut que je vous donne une définition généralisée du fonctionnaire. Je vous conseille la lecture de l’ Arrière-Saison de Stifter.

Stifter écrit :

“Tant que l’administration s’élargit et s’agrandit, elle doit engager un nombre de plus en plus grand d’employés et parmi eux, inévitablement, de mauvais ou de très mauvais. Il est donc impératif de créer un système qui permet que les opérations nécessaires puissent être accomplies sans que la compétence inégale des fonctionnaires les pervertisse ou les affaiblisse. Pour bien préciser ma pensée, je dirais que l’horloge idéale devrait être construite de telle façon quelle fonctionne bien même si on échange ses pièces en remplaçant les mauvaises par les bonnes et vice-versa. Une telle horloge est inconcevable. Mais l’administration ne peut exister que sous une telle forme”.

Autrement dit, le fonctionnaire c’est celui qui effectue avec zèle des travaux partiels sans comprendre, ou essayer de comprendre le tout – ni même ce qui se passe dans les bureaux voisins. Ce point de vue, qui remonte à l’étymologie du terme, est génial car il permet de rapprocher des aspects de société qu’on a en général tendance à opposer. Des sociétés hyper fonctionnarisées telles que l’Union Soviétique des années 50 ne sont pas humainement si distantes de sociétés hyper libérales comme les Etats-Unis. Le travailleur à la chaîne tel que le définit Ford est aussi un fonctionnaire au sens de Stifter et il suffit d’avoir voyagé ne serait-ce qu’une fois aux USA pour voir à quel point le pays est fonctionnarisé (faîtes la queue à la douane, tous derrière la ligne jaune… Intéressez-vous au fonctionnement de l’arrière-cuisine d’un Mac Do ou appelez ensuite quel SAV de grande société américaine pour me comprendre).

Dans le roman de Stifter, Risach, le héros est un haut fonctionnaire qui quitte son poste parce qu’il ne supporte pas un travail dont le sens global lui est incompréhensible – il lui est tout simplement impossible d’agir de façon clivée, en “fonctionnaire”.

En France, la résistance à la fonctionnarisation remonte à la nuit des temps. On en trouve déjà des traces dans la Guerre des Gaules et aujourd’hui encore il reste difficile de fonctionnariser un pays qui compte plus de 300 fromages. L’astuce, l’originalité, la débrouille, qualités peu nécessaires voire nuisibles au fonctionnaire, ont de tout temps été vues comme des traits caractéristiques du génie français.

Il y a deux grandes catégories de fonctionnaires (au sens “employé de l’état”) qui ne sont pas des fonctionnaires (au sens de Stifter): les hauts fonctionnaires et les enseignants. Tous deux avaient, jusque dans les années 70, une vision globale de leur rôle, qui était aussi une vocation. Les hauts fonctionnaires servaient, parfois même gouvernaient, l’état au nom de valeurs universelles dont la France était censé être le porte-flambeau. Les enseignants formaient des citoyens.

Le comportement du héros de l’Arrière-Saison, Risach constitue un raccourci saisissant de ce qui se passe aujourd’hui pour les élites françaises.

Si je jette un coup d’oeil en arrière sur la génération précédente, presque tous les amis de mes parents, presque tous les parents de mes amis qui, à 20 ans, ont réussi le concours d’entrée des grandes écoles les plus prestigieuses auront eu une carrière de haut fonctionnaire au sens large, ce qui inclut, mais de façon non limitative, le service de l’état.

Au sens où elles existent aujourd’hui, les élites françaises ont été créées par Napoléon – et renforcées par de Gaulle – pour servir l’Etat. L’Etat, c’était la France et pour tous les français, y compris les élites, la notion de France était confondue avec tout un tas – ou un fatras – de valeurs universelles (les droits de l’Homme, le rayonnement, une “certaine idée de la France”, etc…). Lisez les Mémoires de Guerre de de Gaulle ou La promesse de l’Aube pour une vision, certes exaltée, mais au fond assez commune de la France).

Les élites rentraient au service de l’Etat, si possible par l’intermédiaire d’un grand Corps ou d’une grande entreprise et n’en bougeaient plus. Jusque dans les années 70, les grands projets du pays étaient valorisants, scientifiquement intéressants, parfois d’avant garde (Aerobus, qui est devenu Airbus, la SNCF puis le TGV, le nucléaire, Ariane, Concorde, la télé couleurs SECAM, et j’en passe…). Leur activité coïncidait totalement avec une certaine idée humaniste et puissante de la France dans le monde qu’ils partageaient pour la plupart. De par leur formation – un passage en prépa quasi militaire – et leur potentiel intellectuel, ils étaient des outils parfaitement efficaces pour le développement de ces grands programmes, et de l’administration en général. Ils étaient certes des fonctionnaires, mais n’avaient pas à quitter leur poste comme Risach puisque la finalité de leur travail leur apparaissait comme généralement utile et compréhensible.

Tous ceux qui ont lu Pagnol se souviennent de la description de son père instituteur, la foi un peu simple qu’il avait en son métier, son enthousiasme, sa vision du progrès qu’il partageait avec tous les autres instituteurs ou presque. Les élites et les enseignants français étaient grosso modo comme le père de Pagnol. Les hauts fonctionnaires vivaient beaucoup mieux – mais n’étaient pas fortunés pour autant et cela leur importait peu car ils recherchaient un statut social avant tout. Les élites étaient la version “caviar” de l’instituteur de Pagnol. La voie royale pour devenir haut fonctionnaire était d’ailleurs d’avoir des parents professeurs – l’esprit des deux fonctions était identique.

Cet état d’esprit n’existe plus aujourd’hui. Mes amis polytechniciens ne sont pour la plupart plus au service de l’état. Ceux qui y restent, qu’ils aient ou non fait des grands corps, n’arrêtent pas de se plaindre du mauvais traitement qui leur est fait, comparent avec envie leur salaire à celui du privé et cherchent la meilleure façon de “pantoufler” (c’est-à-dire de travailler pour une entreprise privée). Il y a 30 ans, tout était bon pour rentrer dans le Corps. Aujourd’hui, on cherche avant tout à en sortir. Bref, les hauts fonctionnaires sont devenus de simples cadres supérieurs comme les autres.

J’y vois trois causes principales, deux de nature nationales et une de nature internationale.

1. Les causes nationales

De Gaulle a été le dernier dirigeant qui a su créer le sentiment que la France était universelle, en lançant des projets d’envergure et en glorifiant la notion d’une France au service de l’humanité. Depuis, par manque de vision ou de leadership, plus un programme d’état d’envergure (au sens où, s’il réussit, le pays peut compter dessus pendant 50 ans pour en vivre). On amuse la galerie avec différents programmes (cf les récents pôles de compétitivité) mais la révolution de l’informatique, qui constitue le fait industriel majeur des trente dernières années a été manquée et on semble s’y résigner. Il y a toujours un corps des Mines, alors que les Mines n’existent plus depuis longtemps, mais il n’y toujours pas de Corps de l’Informatique.

2. Indépendamment de tout problème lié à ses dirigeants, l’Etat s’est de plus volontairement retiré de l’Industrie depuis 30 ans.

La droite prône ce retrait par libéralisme, ne se rendant pas compte que l’Etat, se retirant, ne laisse derrière lui qu’un désert que les entreprises sont incapables de combler, quoi que prétende le Patronat. L’Europe a renforcé ce phénomène en interdisant toute initiative d’envergure des états par idéologie et en ne sachant pas susciter elle-même de nouvelles directions.

La gauche a agi de façon pire encore en multipliant le nombre de fonctionnaires inutiles simplement pour lutter contre le chômage – qui plus est en s’en vantant. Pour reprendre le paradigme de la montre, dont je parlais plus haut, la droite prétend que les montres sont devenues inutiles – ce que personne de sensé ne peut vraiment croire, mais la gauche a créé de nouvelles montres, ressemblant en tous points à de vraies, y compris au niveau du mécanisme intérieur, à la différence près qu’elles n’ont pas d’aiguilles et qu’on n’a même plus l’espoir de jamais y lire l’heure. Dans un contexte où les hauts fonctionnaires – et beaucoup de fonctionnaires – acceptaient finalement leur condition financière relativement modeste au nom d’un idéal de progrès, la gauche a une grande responsabilité dans la destruction morale d’une des forces majeures du pays, qu’elle s’attachait pourtant à protéger. Ce que la droite la plus libérale n’aurait sans doute jamais pu accomplir, la gauche l’a fait, en enlevant, au sens propre, son ressort à l’administration.

3. Une tendance internationale

Depuis 40 ans, tous les regards sont tournés vers l’Amérique. L’Union Soviétique s’est effondrée, la France a une existence politique diminuée et l’Europe n’existe toujours pas. Les américains ont gagné la bataille de la communication et le modèle de l’intérêt commun organisé et centralisé (l’Etat français) paraît bien désuet face au modèle de l’intérêt individuel triomphant et décentralisé. Les anciens pays communistes, la Chine regardent vers les Etats-Unis bien plus que l’Europe, vue comme une sorte d’état intermédiaire, de purgatoire, entre la dictature communiste et le Nirvanã américain. La publicité, le cinéma renvoient cette image d’individualisme forcené qui est de plus en plus vécue comme le stade ultime de l’évolution de l’homme vers la liberté entamée, en gros, en 1789. C’est l’Amérique qui fixe nos valeurs et peut-être bientôt notre langue. En tous cas, c’est l’Amérique que les élites françaises regardent et qu’elles admirent – ou souvent dénigrent, ce qui est en fait exactement la même chose. Le dénigrement typiquement français envers les USA n’est que la face cachée de l’envie, on s’en rend bien compte quand on voit la fierté et la gratitude démesurées que ressent le pays quand l’Amérique daigne nous octroyer l’Oscar.

Dès les années 70, les élites françaises, avant même que la mondialisation ne démarre, ont été les victimes de l’esprit qui allait mener à la mondialisation. Les enseignants en sont aussi des victimes collatérales. Le principe de l’école – la formation de citoyens rendus libres par le savoir – a été attaqué de toute part, presque jusqu’à enlever tout sens au métier d’enseignant. Je reviendrai sur la nature et les causes de ces attaques dans un prochain billet.

Que proposent aujourd’hui les principaux candidats ? D’un côté, un programme qui cherche à codifier les actions pédagogiques et à compter le temps passé par chaque professeur à enseigner, supporter les élèves, corriger les copies, passer du temps dans l’établissement, autant d’actions fonctionnelles sans but. Un tel programme utilitariste, qui cherche effectivement à entériner la transformation des professeurs en fonctionnaires, au sens de Stifter, alors qu’enseigner doit être un métier de vocation, ne peut qu’avoir des effets très négatifs sur l’école.

La gauche, comme elle l’a toujours fait, préconise comme toujours la création de nouvelles montres, une renforcement corporatiste du corps: des embauches qui seront inutiles et peut être même nuisibles.

[Cet article représente mon point de vue et n’est pas forcément représentatif de celui des personnes qui travaillent chez Speechi.]

(1) commentaires pour "Quelques causes morales de la crise des élites et des enseignants."

  1. A l’heure d’Internet et de la mondialisation, une école citoyenne reste-t-elle possible ?

    […] Simultanément, les élites françaises s’effondrent. L’Etat est de plus en plus déconsidéré et de moins en moins reconnu. Le nombre de grands projets diminue. Le « deal » qui consistait à échanger richesse contre honneur ne fonctionne plus pour les hauts fonctionnaires, qui pantouflent, affaiblissant encore plus l’état qui en outre, alors qu’il est de moins en moins performant, alors que ses prérogatives diminuent, continue à grossir et à recruter, presque sans limite, des fonctionnaires. Ce phénomène, qui a commencé au début des années 70 avant la mondialisation, mais qui a ensuite été amplifié par la mondialisation, sera expliqué de façon plus approfondie dans un prochain billet. […]

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