La politique numérique du Ministère de l’Education est-elle dévoyée ?

La Cour des Comptes évoquait en 2010 (voir ce blog) le fait que l’Education Nationale navigue à vue et empêchait la publication d’études statistiques effectuées par la DEPP (Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance).

Selon un article du Monde d’hier, non seulement les résultats des évaluations ne sont pas publiés, mais le Ministère leur substitue des résultats jugés plus favorables et mettant mieux en valeur la politique du Ministère (lire, avec les précautions qui s’imposent, le communiqué syndical qui met en évidence une division par deux du nombre des études publiées depuis 2 ans).

Ce qui revient à dire que l’Education Nationale ne navigue même plus à vue, mais à l’aveugle !

J’ai déjà commenté le consternant pavé Fourgous sur l’Ecole Numérique. Ce rapport a l’épaisseur et le style d’une étude sérieuse, pourtant il n’est qu’un subterfuge: les données reprises ne sont pas crédibles et le lobbying industriel est partout présent derrière la soi-disant analyse.

Or, dans le domaine du numérique, l’évaluation statistique est encore plus nécessaire qu’ailleurs. Parce que la France a peu d’expérience en ce domaine, parce que les intérêts économiques en jeu (et donc les pressions qui s’exercent) sont importants, parce que tout le monde (vous, moi et même Fourgous, mais peut-être quand même pas Chatel, il ne faut pas exagérer non plus) a un avis sur la question et qu’en l’absence de statistique valable, tous les avis sont aussi bon ou mauvais les uns que les autres.

Sans un bon outil pour trancher, il n’est donc pas de politique numérique qui tienne.

En matière d’Education Numérique, il faudrait absolument multiplier les micro-études, effectuées sur quelques centaines de classes ou d’élèves, de matière à pouvoir tester très rapidement les différents paramètres, selon la méthode aléatoire, mise au point par Esther Duflo.

La méthode aléatoire repose sur des évaluations faites sur des petits groupes dont les caractéristiques sont identiques au départ. Un de ces petits groupes adopte un « processus nouveau » (par exemple un tableau interactif) et on compare ensuite, sur des critères précis, la performance de ces groupes (leurs connaissances, leur performance dans telle ou telle matière…).

Avec des moyens très faibles , la méthode aléatoire a donné, en Inde, plus de renseignement sur les usages du numérique que dans tous les pays développés !

Contrairement aux études actuelles menées par la DEPP (études de masse sur des millions de personnes, lourdes et longues à mettre en place et dont les résultats arrivent trop tard, “après la bataille”), ces micro-évaluations sont légères, menées sur quelques centaines de personnes et les résultats disponibles en quelques mois, de façon à influencer, année après année, la politique numérique.

Elles sont utiles car elles permettent de répondre à des questions bien concrètes telles que la formation nécessaire de l’enseignant, l’impact des différents outils numériques sur le potentiel des élèves, les méthodes de mise en place, etc…

Leur résultat doit être incontestable: les études ne peuvent être conduites par la direction qui a en charge la politique évaluée, elles sont menées de façon indépendante des constructeurs et elles respectent les critères de méthodologie scientifique nécessaires.

La méthode aléatoire permet d’obtenir des résultats rapides de façon peu coûteuse et à partir de là, d’infléchir les politiques.

En mesurant l’efficacité relative de différentes mesures, les expérimentations aident les décideurs à mieux dépenser l’argent public.

En refusant de recourir aux études pour diriger sa politique, en affaiblissant la Direction de l’Evaluation alors qu’il conviendrait au contraire de la renforcer – tout en redéfinissant ses objectifs, le Ministre s’enlève lui-même, quel que soit le discours affiché en la matière, tout moyen de réussir la transition vers le numérique. C’est une énorme faute politique.

Et si vraiment les études sont biaisées ou censurées, il s’agit même d’un dévoiement politique, car le Ministre se doit, au contraire, d’être garant de ces études.

(5) commentaires pour "La politique numérique du Ministère de l’Education est-elle dévoyée ?"

  1. Effectivement, les évaluations “à la Duflo” sont ce qu’il y a de mieux pour qui veut piloter ce genre de politique sur le terrain. Et il convient aussi d’y intéresser les industriels, ça leur évitera de dépenser des ressources pour imposer des produits inadéquats qui ont été coûteux à produire. Mais l’éducation numérique souffre d’autres problèmes, celui de la conception des contenus, de la compréhension de la relation pédagogique, de l’usage de modèles cognitifs dépassés, etc.

  2. Bonjour,

    Tester des contenus, certains types de relation pédagogiques, des modèles cognitifs – tout ceci est aussi accessible, de façon très concrète, à l’évaluation aléatoire.

    Si on n’utilise pas l’évaluation aléatoire, ces concepts sont l’objet d’un débat stérile sans fin, de nature idéologique pour finir. ce débat dure depuis des dizaines d’années et il serait grand temps, à mon avis, de sortir de l’idéologie.

    Quant à faire rentrer les industriels dans les études, je pense qu’il faut absolument l’éviter. Il n’y a pas plus habile que l’industriel pour biaiser une étude, même si le cadre méthodologique de départ paraît strict. Voir ce qui se passe dans le secteur pharmaceutique en permanence (et dont les cas Servier est une illustration). L’indépendance de l’évaluation me semble être un facteur clé pour que la politique qui en résulte soit basée sur des faits objectifs.

    Cordialement,
    Thierry

  3. Une nouvelle gamme complète de vidéoprojecteurs interactifs courte et ultra-courte focale avec NEC.

    […] primeur de cette annonce aux lecteurs de ce blog, qui le méritent bien s’ils ont lu mon pensum d’hier soir jusqu’au […]

  4. L’évaluation, quelle qu’elle soit, n’a d’intérêt que si ses résultats sont utilisés par les acheteurs et les fabricants depuis la conception jusqu’à l’utilisation. Elle doit aussi mettre en évidence “ce qui ne va pas” en fonction des résultats attendus. Donc quels résultats sont attendus de l’utilisation de cette sorte de pédagogie, à quels moments doivent-ils apparaître et quelle est leur durée de vie? Questions de mesure et de validité des mesures. Point d’idéologie.

  5. L’école, la droite, la gauche, la famille et l’intérêt supérieur des élèves

    […] Réduction du nombre de professeurs, tentative de transformation d’un métier de vocation en un métier technique rémunéré “à la pièce”, mise à bas de la carte scolaire, augmentation du nombre d’élèves par classe, presque tout est allé dans le même sens: celui des opposants aux idéaux de 1789 qui, depuis Jules Ferry, cherchent à affaiblir l’école. Au final, on a fini par censurer les études qui faisaient mal et par leur substituer des papiers de pure propagande (j’avais parlé en 2011 de dévoiement politique à ce sujet). […]

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