Le Grand Meaulnes ou la jalousie à l’état Pur (1)

Grand MeaulnesQuand j’avais 12 ou 13 ans, j’ai dû composer un devoir sur « L’origine de la poésie dans le Grand Meaulnes ». J’avais absolument eu horreur de ce livre. A 12 ou 13 ans, lire des histoires d’adolescent ne m’intéressait absolument pas – j’étais encore un vrai bébé à qui on avait à peine enlevé ses couches. Ce devoir m’a marqué parce que j’y ai eu la pire note de Français de ma vie – et c’était tout à fait justifié. J’ai dû relire Le Grand Meaulnes  vers 20 ans et ça a été un éblouissement. Depuis, je le relis tous les 7 ou 8 ans pour maximiser mon plaisir. Plus souvent, je m’en souviendrais trop et n’aurais pas l’impression de tout redécouvrir.

Je l’ai relu pour la dernière fois il y a quinze jours. (Ils ont remplacé l’ancienne couverture du livre, une aquarelle magnifique du Domaine Perdu, par une photo sans intérêt tirée du film).

Pour tous, le Grand Meaulnes est l’histoire d’une belle amitié : celle du narrateur, François Seurel avec le héros, Augustin Meaulnes. La jalousie semble quasiment absente du roman. Pourtant, si l’on s’en tient aux faits, l’histoire, « racontée », rappelons-le par François, est une véritable charge contre le Grand Meaulnes.


Résumons.
– Augustin est présenté par François comme un  fils un peu trop gâté.
– Chez les Seurel d’abord, à l’école ensuite, il se conduit mal, étant au centre des conflits entre les élèves et allant même jusqu’à voler une charrette et sa jument – qui le conduiront au fameux domaine mystérieux, tout en usant, pour l’occasion d’une fausse identité. 
– De retour, il s’acoquine avec des bohémiens voleurs, part pour Paris, courtise l’ancienne fiancée de son ami et la demande en mariage, puis rompt sa promesse.
– Il retrouve Mlle de Galais, l’épouse et la quitte le matin même des noces, la laissant dans le dénuement le plus total, en invoquant une futile promesse d’adolescent sans oublier l’exercice d’un chantage affectif qui la conduit elle-même à exiger son départ et la culpabilisera.
– Même si ce n’est pas explicitement affirmé, le narrateur suggère aussi que l’absence de son mari est la cause de la mort en couches d’Yvonne.
– etc. (de multiples autres exemples sont présents dans le roman)

Dieu me préserve jamais d’avoir des amis tels que François !

Si, à la lecture du roman, on retient la thèse de l’amitié et non pas celle de la critique virulente, ce n’est pas à cause de l’histoire elle-même, mais à cause du style – incomparable – du roman et de l’éclairage donné par François : François est une sorte de Iago parfait : il se trompe lui-même – et il nous trompe- sur ses raisons profondes.

C’est un héros qui vit par procuration, à travers le grand Meaulnes, qui constitue son médiateur, au sens Girardien du terme, c’est-à-dire qu’il désire à travers les désirs de Meaulnes.

A travers tout le roman, il parle de l’histoire de Meaulnes comme de « notre histoire », « notre aventure », il est évidemment amoureux de Mlle de Galais, mais n’ose pas (se) l’avouer (sinon le roman prendrait une autre tournure), ce qui fait que cet amour devient sous la plume de François, « une amitié secrète, qui ne se dit pas ». (A un autre moment, François rêve d’épouser une jeune femme « comme » Mlle de Galais).

Tout le roman est d’ailleurs un régal pour le lecteur girardien. Le Grand Meaulnes est le Médiateur par excellence. Il feint de n’avoir aucune envie, de n’accorder d’attention à rien ni à personne – il est donc ce que Girard appellerait un « coquet », celui qui cherche à se faire envier en se montrant inaccessible  – et du coup tous les adolescents de l’école recherchent son amitié, à commencer par Jasmin Delouche, qui est la girouette mimétique par excellence.

Un seul adolescent domine Meaulnes, il s’agit de Frantz de Galais. Celui-ci gagne la bataille de la popularité à l’école  et fascine littéralement Meaulnes. (Il y aurait énormément de passages à relever dans l’œuvre mais je veux rester relativement court dans le cadre de ce billet). En conséquence, Meaulnes se met à courtiser la fiancée de son médiateur, Valentine.

Si on était chez Stendhal, Proust, Dostoïevski ou Shakespeare, François haïrait Meaulnes et Meaulnes haïrait Frantz. Mais, ce qui fait l’originalité du Grand Meaulnes, c’est que François aime Meaulnes et que Meaulnes aime Frantz. François semble être le teneur de chandelles idéal et fait tout pour « garder » la femme de Meaulnes, mais Meaulnes n’est pas en reste et fait aussi tout pour ramener à Frantz sa fiancée, allant même jusqu’à abandonner sa femme pour lui.

La différence tient essentiellement dans le moment évoqué par les œuvres. Stendhal, Proust, Dostoïevski sont les auteurs du conflit mimétique « en action ».  René Girard nous montre, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, que leurs romans se terminent par une sorte de conversion du héros. Cette conversion est essentielle mais ne fait l’objet que de quelques pages.

Or, c’est dans ce moment – ou plutôt après ce moment – que se situe Alain-Fournier. Il est le romancier du désir mimétique éteint, ou transfiguré. Le Grand Meaulnes, c’est ce qui se produit après l’éruption mimétique, objet habituel du roman.

Les éléments autobiographiques abondent évidemment dans l’œuvre, le plus significatif étant qu’Alain-Fournier semble avoir eu un coup de foudre pour une jeune fille rencontrée en 1905 dans la rue, à qui il n’a pratiquement parlé qu’une seule fois, dont il n’a connu quasiment que le nom. Il semble avoir recherché ou attendu cette jeune fille pendant une année – puis il a parlé d’elle ou écrit sur elle jusqu’à sa mort, 8 ans plus tard, au début de la Grande Guerre.

C’est évidemment la situation la plus mimétique qu’on peut imaginer. Etre amoureux d’une jeune fille inconnue signifie qu’on n’a pas de rival identifié – tous les hommes deviennent donc des rivaux potentiels. Etre éconduit signifie alors qu’on a été dominé par tous les hommes. Dans l’esprit du Grand Meaulnes, le fait d’éconduire Valentine la transforme en « fille perdue » (qui se donne à tous). Le Grand Meaulnes, buvant dans un café, s’imagine les convives (qu’il ne connaît pas) « tenant Valentine sur leurs genoux ». Structurellement, il  pourrait s’agit d’une scène de l’Homme du Souterrain (Dostoïevsky, lui aussi brillamment interprété par René Girard).

Dans cette situation, il est probable qu’Alain-Fournier a dû développer une jalousie exacerbée – et maladive, car on ne se met pas dans ce genre de pétrin sans de grandes dispositions. Mais ce n’est pas cette histoire qui l’intéresse, à la différence des autres romanciers « girardiens ». Alain-Fournier imagine un roman qui débute « après la fin », après la conversion du héros ou plutôt, après la guérison de l’auteur – je confonds ici auteur et héros, mais rassurez-vous, ce sera la seule fois dans ce billet.

C’est l’œuvre d’un homme qui, l’ayant enduré, ne veut plus, à aucun prix, être le sujet d’une telle jalousie. Il est prêt à nier même son existence, ses effets probables : la jalousie, plus même que le sexe, constitue le grand  tabou de l’œuvre. On n’en parle jamais. Seule la structure de l’œuvre continue à la refléter, mais elle a disparu du langage.

Il a fallu attendre Thierry Klein pour qu’elle soit redécouverte pendant quelques minutes par les rares lecteurs de ce blog qui auront tenu jusqu’ici , avant, probablement, d’être enfouie à tout jamais.

J’ai employé les mots de guérison et de conversion, mais je ne sais pas trop quel mot appliquer à Alain-Fournier. L’idée même d’occulter toute jalousie me fait pencher vers le terme de guérison (ainsi que différentes citations de l’auteur). Il semble bien qu’Alain-Fournier ait vécu, au moins pour un temps,  son renoncement de façon « thérapeutique », comme un affadissement nécessaire de la vie pour pouvoir continuer à vivre, une sorte de lobotomie psychologique, donc.

Des proches d’Alain-Fournier ont parlé de conversion et les deux ne sont pas incompatibles.

Quoi qu’il en soit, au-delà du style extraordinaire de l’oeuvre, c’est sur l’illusion (vécue par François, Meaulnes et le lecteur) que le sentiment de jalousie  est totalement absent du livre, que repose la poésie du Grand Meaulnes.

On ne peut pas proprement parler d’une oeuvre romanesque, car les éléments romanesques, au sens de Girard, en sont absents. D’un autre côté, c’est forcément sciemment qu’Alain-Fournier a modifié son histoire et censuré tout sentiment de jalousie, donc on ne peut pas parler d’oeuvre romantique non plus.

Le Grand Meaulnes échappe donc, au moins partiellement, au cadre de l’analyse girardienne et c’est bien là, dans cette fuite même, que réside la Poésie. Tout oeuvre poétique résulte d’une transfiguration et, dans le Grand Meaulnes, la Poésie découle de la transfiguration de la Vérité Romanesque.

 

(J’espère grandement que ça va améliorer ma note et que Mme Le Noc ne me tiendra pas trop rigueur de mes 35 ans et 10 minutes de retard dans la remise de cette copie).

(1) commentaires pour "Le Grand Meaulnes ou la jalousie à l’état Pur (1)"

  1. Des points de structure communs à Lord Jim et au Grand Meaulnes (2).

    […] tient aux faits et non pas à l’impression initiale, au sens où je l’ai fait dans mon billet d’avant hier, la structure de l’histoire est identique à celle de Lord Jim, roman de Conrad écrit en […]

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