Speechi dans Les Echos : Le prix Nobel de Chimie 2013, la révolution numérique et l’école.

logo_homespeMerci aux Echos d’avoir publié aujourd’hui ma tribune sur ce sujet.



Le prix Nobel de Chimie 2013 est un enfant de la révolution numérique. Pour la toute première fois, ce n’est pas une découverte fondamentale qui est récompensée, mais un programme informatique, un algorithme qui permet à un ordinateur de simuler de façon réaliste et hyper rapide des réactions chimiques complexes.

Les modèles utilisés par le programme lui-même sont anciens (mécanique quantique) ou même dépassés (mécanique classique). Le génie des “développeurs” repose sur l’algorithme de simulation lui-même qui pour la première fois permet de simuler des molécules réelles de grande taille.

Les conséquences sont immenses et significatives de la place que prend l’ordinateur dans notre société.

L’univers accessible à l’expérience est infiniment augmenté : là où des équipes de chimistes  surdiplômés testaient, en laboratoire, quelques dizaines de possibilités de réaction par an, l’ordinateur permet de tester des millions de possibilités en quelques jours. Très probablement, plus de simulations seront faites cette année avec ce programme que depuis le début de l’humanité par tous les chimistes et alchimistes de la planète ! Une grande part des découvertes scientifiques est liée au hasard et dans les milliards de réactions qui seront  se trouvent à coup sûr un grand nombre de phénomènes intéressants que les laboratoires physiques n’aurait pu, par manque de temps, découvrir. Aide-toi, l’ordinateur t’aidera.

Les compétences demandées aux scientifiques changent. Le meilleur chimiste de demain, ce n’est plus forcément celui qui invente un nouveau modèle, une nouvelle théorie, celui qui a la meilleure compréhension des mécanismes moléculaires. C’est celui qui développe la meilleure implémentation de l’algorithme (qui permet de tester plus de réactions), le meilleur programme d’analyse des résultats (qui permet, parmi des milliards de molécules créées, de déterminer rapidement lesquelles sont intéressantes, peu coûteuses à fabriquer, ayant certaines propriétés, etc…).

Les effets des programmes informatiques s’améliorent rapidement avec le temps. La puissance de la capacité des ordinateurs évolue de façon exponentielle avec le temps, selon la loi de Moore. Dans 10 à 20 ans, alors que la révolution numérique aura à peine commencé, le programme développé par Karplus, Levitt et Warshel  permettra de réaliser 1 000 à 10 000 fois plus de simulations qu’aujourd’hui. La  progression de la science est donc inscrite dans l’évolution de la performance des ordinateurs, sans qu’il soit nécessaire d’effectuer aucune découverte nouvelle.

Médecine, biologie, physique – et même mathématiques : les exemples de ce type se multiplient. Ainsi, la science informatique pénètre de façon très profonde toutes les sciences y compris, grâce aux nouvelles techniques statistiques de type « big data », les sciences humaines.  Elle est devenue un outil universel  d’exploration du monde peut être plus important encore que les mathématiques (dont elle constitue par ailleurs l’une des branches).

Sans connaissance de la programmation, il est devenu presqu’impossible de comprendre le monde qui nous entoure. C’est une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles la science informatique devrait être enseignée à l’école, et ce dès le plus jeune âge – en tout état de cause dès la 6ème.

Au moyen-âge on apprenait le latin qui était la langue de la religion, du droit et de la médecine. A l’âge de la Révolution industrielle, les mathématiques sont devenues l’outil généraliste par excellence pour le développement de nouvelles technologies et de nouvelles machines. A l’âge de la révolution numérique, il ne s’agit pas de créer une génération d’informaticiens, pas plus qu’il ne  s’agissait alors de créer une génération de latinistes ou de mathématiciens. Il s’agit simplement de créer des citoyens cultivés dans ce domaine, capables de comprendre et de créer les outils de demain.

Du consommateur au citoyen

Sans connaissance approfondie de l’informatique, nous ne sommes que des consommateurs  de programmes structurés par d’autres programmeurs. Un élève qui fait une recherche dans Google est avant tout une ressource publicitaire pour Google, un enfant qui joue – gratuitement bien entendu – sur Facebook, n’est qu’une machine humaine à transmettre de multiples données (d’identité, de comportement, de position…) sur lui-même et ses « amis »  permettant ensuite aux diverses publicités d’être toujours mieux ciblées.

L’école actuelle tente, avec plus ou moins de succès et pour un coût considérable, d’enseigner les usages de l’informatique aux enfants. Ce faisant, elle fait complètement fausse route. Si on veut donner à nos enfants des moyens d’action, il faut leur enseigner la programmation, pas le maniement de Word. Distribuer des ordinateurs ou des IPAD aux élèves est coûteux et voué à l’échec, de même qu’on ne crée pas un ingénieur mécanicien en formant au permis de conduire.

Pour mieux tirer parti de cette analogie, les usages de l’informatique ne vous mettent même pas dans la position du conducteur. Ils vous mettent plutôt dans la situation du passager – mais un passager qui ne peut pas parler au chauffeur et qui voyagerait toutes vitres closes, à l’arrière. A travers la façon dont sont structurées les interfaces utilisateurs, dont les programmes sont développés, les programmeurs ont tracé leurs propres chemins, imposé leurs propres pratiques, voté leurs propres lois parce qu’au final, comme l’explique l’excellent article de Lessig,  « Code is law ».

Les développeurs structurent à leur profit de façon inconsciente – pour l’utilisateur – l’ensemble du champ économique et même les Etats  sont impuissants à changer la donne : jusqu’à présent, en Europe comme aux USA, toute réforme fiscale a été vaine contre Microsoft, Apple et Google, la CNIL et la Communauté Européenne sont restées impuissantes face à Google et Facebook.

Dans quelques mois, la perception visuelle que nous aurons du monde sera elle-même transformée par des lunettes intelligentes. Nous verrons le monde à travers les Google Glass qui seront libres de modifier notre vision à loisir, sans que nous en soyons systématiquement conscients. Les avantages procurés par de tels outils seront probablement si grands que nous les utiliserons quand même abondamment, quand bien même une telle application est par nature aliénante au sens premier du terme, « et surtout si elle est gratuite », comme aurait dit Laocoon.

Dans le nouvel univers numérique, maîtres et esclaves sont tous amis sur Facebook. Il reste à nos enfants le choix de devenir programmeurs ou d’être programmés.

(4) commentaires pour "Speechi dans Les Echos : Le prix Nobel de Chimie 2013, la révolution numérique et l’école."

  1. Deux très mauvaises raisons pour apprendre l’informatique dès la 6ème. Et aussi deux très bonnes. – Ludovia Magazine

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