De la rupture d’égalité induite par l’équipement numérique des élèves.

Les ordinateurs mobiles et connectés en permanence, probablement utilisés sous forme de tablettes, remplaceront les livres pour les élèves et leur serviront à la fois de cahier, de documentation, de support de cours, de collaboration, d’évaluation et d’apprentissage sous la forme de simulateur, etc (voir mes précédents billets).

Les élèves possédant et maîtrisant ces matériels seront privilégiés et l’Etat ne peut équiper tous les élèves. C’est d’ailleurs probablement trop tôt pour le faire car, comme le signale à juste titre Bruno Devauchelle, les avantages pédagogiques de ces machines ne sont pas encore prouvés ni même évalués.

Le paradoxe français est le suivant: si on laisse les choses en l’état, ces matériels ne pénètreront jamais à l’école en France au prétexte qu’ils introduisent une rupture d’égalité puisque tous les élèves ne peuvent en disposer. Je peux en témoigner personnellement. A chaque fois que nous annonçons le développement d’applications pour tablettes, smartphones, etc…, les représentants de l’Education Nationale et des collectivités locales sont avant tout préoccupés par le fait que tous les élèves ne sont pas équipés. Immédiatement après, on me signale en général d’un air désolé et vaguement compatissant que ces matériels viennent même d’être interdits à l’école !

Bref, le simple fait de parler de tels usages est politiquement incorrect.

Pourtant, chaque fois qu’il est possible de le faire, c’est-à-dire chaque fois qu’un enseignant le veut et le peut, l’utilisation de ces matériels devrait être absolument préconisée et les raisons sont identiques à celles exposées dans le billet précédent : si l’école publique ne les intègre pas, les parents les plus éclairés iront voir ailleurs et la rupture d’égalité qui s’ensuivra sera infiniment pire que celle qu’on avait tenté d’éviter.

Surtout et de façon décisive: la rupture d’égalité ne provient pas comme on le croit trop souvent de l’équipement. Dans les zones difficiles, les élèves sont souvent aussi bien équipés et connectés que ceux des milieux aisés (1). La pire rupture d’égalité se situe au niveau des usages. Les nouvelles machines numériques ne tiennent pas forcément leurs promesses éducatives et l’enjeu d’une politique numérique, c’est d’en faire des instruments de savoir et non pas de simples outils de divertissement (2).

La politique éducative en matière de technologie numérique, au sens noble du terme, doit avoir pour but de réduire le décalage entre “la promesse” et l’utilisation réelle, moyenne, statistique, des technologies numériques (aujourd’hui, une vraie catastrophe).

Privilégier les usages et l’apprentissage à l’école, c’est donc en fait rétablir l’égalité, au sens noble du terme (3) en permettant à des enfants d’échapper à une sorte de fatalité sociale liée à leur milieu d’origine. Il faudra bien un jour comprendre qu’enseigner les “bons” usages des machines numériques aux enfants procède de la même logique que leur faire lire les “bons” livres – quand les parents ne sont pas aptes à le faire, c’est à l’école d’y remédier le mieux possible.

Dans les « écoles numériques alsaciennes », que j’évoquerai un peu plus tard, les matériels doivent pouvoir être systématiquement utilisés par enseignants et élèves.

Dans les autres écoles, les élèves qui disposent de ces matériels doivent pouvoir les utiliser en classe si le professeur l’admet.

Des solutions de compromis existent d’ailleurs. Par exemple, il est possible de généraliser à moindre coût des alternatives en proposant du matériel en partage.

A terme, il faudra trouver, peut être avec l’aide de l’Etat, une solution économique pour que l’équipement des élèves soit réellement généralisé – ce qui ne semble d’ailleurs pas très compliqué puisque les gains réalisés sur le coût du papier sont du même ordre de grandeur que le coût d’usage des tablettes et que, de toutes façons, le taux d’équipement (à titre personnel) des élèves sera proche de 100% (4).


(1) Par opposition, les milieux éclairés en matière de technologie, la politique éducative en matière de technologie numérique, au sens noble du terme, doit avoir pour but unique de réduire le décalage que j’évoquais plus haut entre “la promesse” et l’utilisation réelle, moyenne, statistique, des technologies numériques (aujourd’hui, une vraie catastrophe). réduisent leur exposition aux machines numériques.

(2) Voir à ce sujet Comment l’IPAD contribue au rétrécissement du savoir dans ce blog.

(3) Les programmes d’équipement coûteux du type “Un ordinateur par élève” ont échoué dans tous les pays. Voir aussi sur ce point ma récente interview dans l’AEF.

(4) Dans le supérieur, plus de 90% des étudiants sont déjà équipés de Smartphones ou de tablettes. Même dans les petites classes (CE1), plus de la moitié des élèves sont équipés d’un smartphone ou y ont accès – statistique effectuée dans l’école de mes enfants, en zone rurale.

(3) commentaires pour "De la rupture d’égalité induite par l’équipement numérique des élèves."

  1. Ecole numérique: en avant vers le passé !

    […] (Dans mon prochain billet, j’aborderai un autre “risque nécessaire” lié à la transformation numérique de l’école: celui de la rupture d’égalité entre les élèves.) […]

  2. Bonjour,

    Plusieurs billets et plusieurs fois qu’il me vient les même remarques, alors puisque j’ai ce billet sous la main, voilà mes remarques:

    * donc si on ne souhaite pas donner de téléphone à ses propres enfants on les mettra en décalage “pédagogique” face aux autres ? (et quid des ondes; quid de la fatigue oculaire avec des appareil à la définition plus ou moins bien gérée; quid de la perte d’usage de l’écriture pendant qu’on y est …)

    * 2e remarque plus problématique encore pour moi: tout avoir sur une tablette ou un ordi .. (tout = livre, cahier etc ..); avez vous imaginé vous mettre dans cette situation ?
    Ne voyez-vous pas un manque crucial de facilité d’usage face à 1 livre ouvert en même temps qu’1 cahier sur lequel on peut écrire et même la calculatrice posée sur le bord de la table ???
    Sans compter des éventuels pb de mémoire visuelle (c’est compliqué sur un périphérique numérique … à ce propos voir les études sur la lecture linéaire face à la lecture sous forme de liens …)

    • Bonjour,
      Merci pour le retour.
      “Ondes”: je ne rentre pas là dedans mais elles sont partout de toutes les façons et toujours impossible de dire quelle est la part de réalité et de superstition.
      Fatigue oculaire: je préfère moi même encore le papier, mais le papier est en perte de vitesse, c’est un fait. Et les écrans s’améliorent très très vite (Kindle / IPAD). et il y aura aussi des lunettes écran, des écrans souples qu’on range dans son costume….
      Regardez simplement l’évolution sur les 10 dernières années des écrans et poursuivez la sur les 10 prochaines années, vous verrez que les écrans vont dépasser le papier en termes de confort de lecture. Comme les appareils numériques, douteux au départ, ont dépassé les analogiques.
      Pour la facilité d’usage, la tablette présente aussi des avantages que le papier n’a pas. Instantanéité d’accès à des milliers de ressources et c’est ce qui est en train d’éliminer les usages papier (pour la presse, par exemple) / recherche textuelle rapide / prise de notes mémorisables…
      Bref les périphériques vont devenir de plus en plus confortables, lisibles et même “feuilletables”, alors que le papier est ne bougera plus.
      Enfin et surtout, usage systématique et massif n’a jamais signifié usage à 100%, dans toutes les situations possibles et imaginables. le papier ne va pas disparaître.
      Cordialement,

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